Bulletin de psychiatrie
Numero N°4

(semestrielle ou annuelle)

Edition du 23 janvier 1998

Tous les numéros sont présents dans internet:

E-mail: fineltainl@yahoo.fr

Retour à la page de garde

Dr Fineltain Ludwig

Neuropsychiatre Psychanalyste

Paris

_________________________________________________________________________________________________________________________

Ce quatrième numéro du 15.1.98 est consacré à la psychiatrie du futur
Il contient deux articles:
1) Epistémologie et psychiatrie: Réflexion théorique sur la psychiatrie du futur (dans le N°4)
2) Taux d'IPP psychiatrique (Incapacité Permanente Partielle) selon l'importance du déficit fonctionnel ou du handicap des Drs Mélennec et Bornstein (dans N°4.2)
Parmi les prochains articles prévus dans les numéros ultérieurs: Internet et la psychiatrie. Les indications raisonnées de la psychanalyse. L'essor des psychothérapies behavioristes. Les psychotropes du futur immédiat.

_______________________________________________________________________________

Premier article
DE L'EPISTEMOLOGIE EN PSYCHIATRIE

Dr FINELTAIN Ludwig
Méd. Dir. CMPP Neuropsychiatre Psychanalyste


Des moments philosophiques décisifs jalonnent l'histoire de la psychiatrie. Le psychiatre qui se prive de cette étude s'expose au risque majeur qui sans cesse menace sa pratique et sa réflexion: le dogmatisme.

EPISTEMOLOGIE DE LA PSYCHIATRIE

La réflexion épistémologique et la nécessité du syncrétisme.
L'avenir se dessine sous la forme d'une psychiatrie syncrétique avec la prise en compte de ses quatre sources historiques à savoir les nosologies, la psychanalyse, la psychopharmacologie et la psychiatrie sociale.
Entre neurosciences et pensée psychanalytique persiste une discordance que faute de mieux je nommerais: "la conscience malheureuse du psychiatre contemporain".
On ne peut pas dissocier les acquis de la nosologie psychiatrique, de la psychanalyse et de la biochimie des neurotransmetteurs.
L'éparpillement et la multiplication des micro-spécialités est certainement dommageable à la psychiatrie
De cette discordance résulte une incapacité collective d'examiner la substance vive de la clinique psychiatrique.
De cette discordance résulte encore des croyances, des rumeurs, des assertions et des dictons parfaitement dénués de réalité scientifique. Par exemple la notion très ancienne et fort répandue dans certains milieux psychiatriques du "balancement somato-psychique" suivant lequel les psychotiques ne seraient guère atteints par les grandes pathologies somatiques! D'autres exemples viennent à l'esprit qui se situent dans le monde opposé, celui de la psychopharmacologie. Le scientisme peut être considéré comme l'envers de la pensée magique, Ainsi de nombreux articles et travaux de chercheurs en psychopharmacologie évacuent purement et simplement la conflictualité intrapsychique. L'absence d'une séméiologie névrotique conséquente dans les DSM procède du même état d'esprit. La pensée syndromique et l'absence de visée théorique "a priori", bref la position athéorique des promoteurs des DSM entraine en effet une surestimation des étiquetages spectaculaires au dépens d'une clinique affinée.
Je ne m'étendrai pas plus sur l'absurdité de pareilles assertions.
Une réflexion épistémologique conduit à préciser les conditions de scientificité de la pensée psychiatrique.

UNE DOUBLE EXIGENCE

1) La maturité de la réflexion psychiatrique
Il nous faut en psychiatrie un équivalent de la réflexion de Piaget au sujet du développement intellectuel des enfants. Je rappelle sa formulation: celui-ci se demandait comment les enfants acquéraient la pensée mathématique logique à la maturité. Il montrait fort bien comment les opérations en question ne découlent pas des structures linguistiques. Il décrit le cheminement, les stades des opérations qui permet à l'enfant d'accéder au groupe de Klein, au groupe INRC (identité, négation, réversibilité, combinatoire).
2) Le raisonnement syncrétique
Il nous faut en psychiatrie à l'instar du grec ancien un cas de déclinaison spécifique, le duel. Faut-il rappeler "le genre ou le cas duel" bien connu de ceux qui ont étudié le grec classique: quand on parle de deux personnes ou de deux choses à condition qu'elles fassent couple. L'antinomie des espaces de pensée est au coeur même de la problématique psychiatrique. Voici donc un premier aspect d'une prospective psychiatrique: la psychiatrie de demain continuera de tenir ensemble des théories parfaitement contradictoires pour vraies. Je formulerais ma proposition de la façon suivante: comment confondre pharmacologie et psychanalyse dans le même souci scientifique? La psychiatrie requiert des théories globalistes qui n'autorisent pas à concevoir le corps et le psychisme humains sous les formes de deux entités étrangères l'une à l'autre. Il existe une problématique de la psychanalyse à résoudre dans la pensée des biopsychiatres et réciproquement une problématique de la biochimie dans la tête des analystes.
Cette discordance contredit une conception syncrétique de la psychiatrie.

SEMANTIQUE ET HERMENEUTIQUE

-Sémantique et rhétorique.
La psychiatrie tout entière oscille entre rhétorique et pragmatique.
Toute science doit être étudiée autant au niveau de ses résultats pratiques qu'au niveau plus abstrait, c'est-à-dire dans ses effets de langue.
Le psychiatre doit se doter d'une bonne capacité d'analyse scientifique des rapports de langue et s'interroger sur la sémantique du langage utilisé et sur les conditions de validité des propositions.
Ainsi par exemple doit-on se poser la question: qu'est-ce qu'une interprétation? Cela consiste à élaborer un modèle sémantique. On traite un corpus à la manière d'un texte et on crée un "analogoon" dans un autre langage ou métalangage. Les exigences sont doubles: il faut préciser la qualité du métalangage et vérifier la validité de "l'analogoon".
Ainsi par exemple un lexique spécialisé devrait recueillir une approbation consensuelle et ce problème est loin d'être résolu.
La rhétorique n'est pas sans risque. Gilles-Gaston Granger (1967) expose ainsi la question de la façon suivante: l'autarcie du discours dont les effets sont visibles dans beaucoup de textes psychanalytiques. Ceci joue encore un grand rôle dans tous les processus interprétatifs.
- Herméneutique
Ricoeur, dans son livre "De l'interprétation", expose ainsi la question de l'herméneutique: "La justification de l'herméneutique ne peut être radicale que si l'on cherche dans la nature même de la pensée réflexive le principe d'une logique du double sens, complexe et non arbitraire, rigoureuse dans ses articulations, mais irréductible à la linéarité de la logique symbolique. Cette logique n'est plus alors une logique formelle mais une logique transcendantale."
Ricoeur reprend la question du double-sens à la fois comme problème herméneutique et sémantique.
Puis ultérieurement dans son texte:
Le niveau herméneutique: c'est la fonction allégorique du langage au sens où "allé" veut dire "autre chose". Il y a une vaste région du double-sens: d'où une diversité des herméneutiques que le psychiatre connaît bien.
Sémantique lexicale. Le phénomène fondamental de la sémantique est la polysémie. Sans polysémie pas de langage. Et en même temps quelle source de double-sens!

REFLEXIONS SUR LA CLINIQUE

La clinique constitue certainement les moments essentiels de l'activité psychiatrique quotidienne. Granger, qui n'est pas médecin, oppose: "La rigidité de l'observation pasteurienne de la maladie à la tendance au romanesque des théories psychosomatiques".
La clinique est une grille de lecture fondée sur un échange de signifiants.
La clinique se nourrit d'un vieux fonds de communication magique et d'empathie. Il est important de s'arrêter à ce moment de notre réflexion. Nous sommes, nous autres cliniciens, tous imprégnés de ce vieux conflit. Nous l'exprimons, chacun d'entre nous, avec le langage de nos disciplines.

LES TROIS CRITERES DE SCIENTIFICITE

Comment la psychiatrie devient-elle une discipline scientifique? Elle le devient par sa visée, par son objet et par sa méthode.
-L'objet d'étude en psychiatrie consiste à conceptualiser l'opposition de événement et de la structure. D'une façon générale, dans les sciences humaines l'objet d'étude est constitué de deux feuillets: l'un est objet structural et l'autre conjoncturel ou conjonctural conformément à un néologisme proposé par Granger (Pensée formelle et Sciences de l'Homme 7.24). L'articulation cohérente entre ces deux feuillets constitue la difficulté à résoudre.
-L'esprit de contrôle et de rigueur qui règne dans les sciences de la nature est également à l'oeuvre en psychiatrie.
-L'intentionnalité scientifique réside dans la construction de modèles cohérents et efficaces d'un phénomène.
Une épistémologie de la psychiatrie ne peut pas cependant se réduire seulement à un bilan de la validité de la technologie des procédures d'examen. Elle est aussi une réflexion portant sur la catégorie de l'objet étudié. Elle conduit donc nécessairement à méditer une philosophie de la pratique. Celle-ci s'impose constamment à nous aux divers moments de notre activité clinique.

- LES MODELES EN PSYCHIATRIE

Parmi les critères de scientificité dans les sciences humaines: le rôle du modèle. Un modèle est une représentation schématique qui joue un rôle intermédiaire entre la théorie et la réalité empirique. L'action, en psychiatrie, s'oppose souvent aux constructions de modèles quand la catégorie du sens interfère de façon trop intense.
Une herméneutique paraît imposer toujours sa nécessité sous la forme de méthodes comparables aux déchiffrements des textes. Distinguons alors deux espaces de sens dans la psychiatrie: l'un est modélisable et l'autre est l'objet d'une méthode herméneutique.
Mais voici que se pose de nouveau la question de la scientificité d'une discipline herméneutique. Or cette circularité de la réflexion est spécifique à la psychiatrie. Nous devons à tout prix en affirmer la richesse et la nécessité.

- CRITERE ET PRESUPPOSES

Une méthode interprétative comporte bien entendu des risques. Le critère de scientificité spécifique consiste ici à amplifier la vérité des présupposés. Bref la tentation de la méthode interprétative consiste à se transformer en compréhension préalable autofondatrice.
Il faut admettre que tout modèle herméneutique est déchiffrement progressif avant que d'être explication radicale. Admettons ainsi que la méthode de l'interprétation admet sa précarité et son caractère provisoire.

- SCIENCE ET PSYCHANALYSE

Une interprétation, en psychanalyse, possède ses propres critères d'authenticité dès lors qu'elle apporte tout à la fois un progrès dans la compréhension et un progrès thérapeutique. Faut-il absolument requérir de la méthode interprétative une méthode des essais et des erreurs pour se conformer aux protocoles pharmaco-cliniques? Faut-il à son niveau appliquer la "théorie de la falsifiabilité". Je ne le crois pas.
Une méthode herméneutique suscite donc inévitablement un "cercle herméneutique". Une interprétation en effet repose sur un pré-jugement, une pré-compréhension de l'objet à interpréter. Quand j'analyse le rêve du jeune Cbu, "la visite impromptue des deux couples et de l'analyste à son domicile, lui qui se sent envahi et persécuté par ses parents", je présuppose bien entendu, avant même l'interprétation, le transfert, les fonctions inconsciente et consciente du psychisme, la fonction du rêve d'halluciner le désir inconscient, l'importance des figures parentales dans la vie psychique, le fonctionnement métaphorique du rêve etc.

- LES METACRITERES

Elaborer des critères de scientificité justifie une réflexion critique génératrice de métacritères? Que demandons-nous à des critères?
-Qu'ils accroissent le pouvoir intégrateur des théories.
-Qu'ils ils accroissent la capacité auto-organisatrice d'un corps de propositions.
-Qu'ils renforcent la cohérence interne.
-Qu'ils obéissent aux règles de non-contradiction
-Qu'ils encouragent une interdépendance entre ses éléments.
-Qu'ils augmentent la compétence grâce aux pouvoirs explicatif et anticipateur.

- QUELQUES THEORICIENS DE LA SCIENTIFICITE

Nous avons souvent fait référence, chemin faisant aux concepts du philosophe Karl Popper. Il élabore ses critères de scientificité à l'occasion de discussions avec l'Ecole néopositiviste de Vienne. Une théorie est scientifique, selon Karl Popper, si elle est réputée falsifiable, si on peut en démontrer l'éventuelle fausseté. Ainsi la théorie bergsonienne de l'élan vital est une théorie métaphysique. Vous ne pourriez pas imaginer de méthode expérimentale pour en démontrer la fausseté! Popper raisonne de la même façon à propos de la psychanalyse.
Voici donc une réalité scientifique peu contestable qui met ponctuellement en échec ou en porte à faux la réflexion de Karl Popper.
Boudon comme Popper, dans "A quoi sert la notion de structure?", se demande ce que veut dire vérification? Il faut la remplacer par la notion de falsification. Savoir si une théorie peut être démontrée fausse et prouver ainsi que sa construction a obéi à une méthode scientifique. Il souhaite cependant promouvoir des niveaux de vérification et de falsification.
Il nous faut augmenter la réflexion poppérienne. Les critères de scientificité proposés par Karl Popper se heurtent au mur du "cercle herméneutique". Il convient de modifier les critères de scientificité dès lors qu'un mode de connaissance ou de traitement requiert absolument un "cercle herméneutique". Une conception loyale de la science doit être capable d'assumer de nouveaux protocoles expérimentaux.

CONCLUSION

HERMENEUTIQUE ET ONTOLOGIE

Ainsi donc notre titre aurait pu être: herméneutique et ontologie. La réflexion concrète appliquée à la clinique psychiatrique ne s'arrête pas au débat entre rhétorique, herméneutique et pragmatique. Le niveau interprétatif lui-même est sous-tendu par une réflexion sur le destin. Cette pluralité des niveaux de la réflexion psychiatrique a été bien méditée par le philosophe Paul Ricoeur qui nous dit "le double dessaisissement de nous-mêmes dans ce double décentrement du sens qui réside dans une relation entre inconscient et esprit, entre primordial et terminal, entre le destin et l'histoire".

Bibliographie

Gilles-Gaston Granger Essai d'une philosophie du style (Colin 1968)
Gilles-Gaston Granger "Pensée formelle et Sciences de l'Homme" (Aubier Montaigne 1967)
Hegel: "La Phénoménologie de l'Esprit" trad. Jean Hyppolite (Aubier Montaigne 1807-1967)
Edmund Husserl "Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps" (PUF 1964)
Edmund Husserl "Recherches Logiques II Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance" (PUF 1962)
Ladrière dans la revue "Les Etudes Philosophiques" avril juin 1978
Paul Ricoeur "De l'interprétation Essai sur Freud" (Seuil 1965)
Paul Ricoeur "Le conflit des interprétations Essai d'herméneutique" (Seuil 1969)
Revue Esprit août 1988 num. 7-8

 

___________________________________________________________________________________________________

Bulletin de psychiatrie

Numero 4

(semestrielle ou annuelle)

Edition du 23 janvier 1998

Tous les numeros sont présents dans internet:

http://www.bulletindepsychiatrie.com

Dr Fineltain Ludwig

Neuropsychiatre Psychanalyste

Paris

_________________________________________________________________________________________________________________