Bulletin de psychiatrie
(parution semestrielle ou annuelle)
Bulletin N°18
Edition du 27 janvier 2009
   Mise à jour du 30.04.2009 (version 2.3)


L'Affaire des Personnalités multiples


Dr Ludwig Fineltain
Neuropsychiatre
Psychanalyste
Paris

E-mail: fineltainl@yahoo.fr
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Taverne coll.pr.      
Taverne coll.pr.       Brouillet
La leçon de Charcot


    21.02.2009 version 2.3 du 30.04.09
   

L'AFFAIRE DES PERSONNALITES MULTIPLES
Une affaire dérangeante


   
    Mots-clefs Personnalités alternantes, doubles ou multiples - un concept dérangeant - survol historique - TPM et psychiatrie - réflexions psychanalytiques - la grande disputation entre analystes et comportementalistes - l’intégration dans une réflexion sur la normalité psychique - TPM et les psychologues scientifiques - l'identité personnelle est-elle la mêmeté ou l'ipséité? - le rapport entre personnalité multiple et hystérie du temps de Janet - développement du concept de personnalité - des personnalités multiples dans la littérature - les personnalités multiples et théologie: la glossolalie - la fabrique du syndrome - les thérapeutes autoproclamés - conclusion - bibliographie
   
    Sommaire
    Histoire mouvementée des personnalités multiples
    Les alternantes ou les multiples
    TPM et Psychiatrie
    Le role du DSM-III-r dans les TPM
    Les sources du DSM: la patte de Janet, de Piéron et de Binet
    L'impact du psychologisme sur les DSM
    La grande disputation entre psychanalystes et comportementalistes
    TPM et les psychologues scientifiques
    Mémoire ou normalité psychique dans les TPM
    L'identité personnelle est-elle la mêmeté ou l'ipséité?
    TPM et réflexions psychanalytiques
    Le rapport entre personnalité multiple et hystérie du temps de Janet
    Développement du concept de personnalité multiple
    Les TPM et les sources antiques et théologiques; la glossolalie
    Les polémistes et les TPM
    Les TPM dans la littérature
    Conclusion
    Bibliographie


   
    Cet article se propose de démonter les mécanismes de la fabrique de nouveaux syndromes contestés. L'histoire mouvementée des "personnalités multiples" nous donne un bon exemple des dérives d'une psychiatrie du spectacle comme j'en ai connu les excès dans la salle de garde à Maison Blanche de 1964 à 1968 ("le balancement psychosomatique", "les mères psychotisantes", le rôle de la bulbocapnine dans les catatonies, la neurologie fonctionnelle des catatoniques ou encore l'étrange rumeur diffusée dans certains cercles analytiques en 1965 proclamant "la curabilité de la psychose en psychanalyse"). Quelques autres syndromes remarquables répondraient-ils aux mêmes excès? Oui en effet! Diverses entités et symptômes méritent d'être revisités. Outre les "personnalités multiples", les spasmophilies, les fibromyalgies, les personnalités dépendantes et les personnalités antisociales. Ces concepts ont une apparence brillante comme les affiches et les posters multicolores qu'on expose dans les halls des congrès. Ils traduisent dans l'esprit de certains cliniciens une quête passionnée du merveilleux. La puissance de la parapsychologie elle aussi résulte de la fascination du merveilleux. Une bonne clinique est besogneuse et elle n'a pas besoin de merveilles.
   
    UNE INTRODUCTION HISTORIQUE DES PERSONNALITES MULTIPLES
    Le concept de personnalité multiple trouve son origine dans les travaux de Bleuler sur la schizophrénie et surtout dans les études de Janet sur les hystériques. Le trouble de la personnalité multiple se proposait d'isoler une variété des personnalités alternantes. On le décrit également dans le service de Bernheim et dans celui de Charcot en 1880. Il va prospérer aussi bien chez les neurologues que parmi les parapsychologues. On trouve une description détaillée des personnalités multiples dans les publications de Pierre Janet; mais aussi dans les articles de Piéron, Binet et Janet qui, à la même époque, parrainent les laboratoires de la "psychologie scientifique" naissante.
    Les cas cliniques de "personnalités multiples" ont été essentiellement décrits à la fin du XIXème siècle. Les patients présentent des alternances d'états de personnalités. Ils peuvent en somme passer d'un état à l'autre sans pouvoir en contrôler le processus. Ainsi par exemple une jeune femme pourrait emprunter plusieurs formes de personnalités très contrastées. Les cas cliniques documentés appartiennent donc surtout au passé. Bourru et Burot en 1888 ont décrit le cas historique de Louis Vivet. Cet homme a donc vécu plusieurs vies «à l’aveugle» ou bien «en abîmes». A telle époque de sa vie, il est brutal, voleur et fainéant tandis qu’a une autre il est sympathique, honnête, travailleur et paralysé de tel ou tel membre. Il change d’existence au cours d’une crise: il prend une personnalité avec ses souvenirs et ses états corporels spécifiques. Plusieurs existences se succèdent qui s’ignorent les unes les autres. D’abord des convulsions, des paralysies de membres inférieurs puis entre 1880 et 1888 il vit des aventures diverses. À côté de ces pans entiers de souvenirs, il y a des pans entiers d’oublis. Entre-temps il s'était engagé dans l'infanterie de marine. Puis ensuite il ne sait pas comment il est arrivé à Bonneval. Il croit y être arrivé tout enfant. Il ne se souvient pas d’avoir été paralysé des jambes. Il ne se rappelle pas avoir appris à coudre et en effet il ne sait plus tenir une aiguille. Il ne sait pas comment ensuite de Bonneval il s’est retrouvé à Bicêtre.
    Ce trouble réapparaît en Amérique du Nord au cours des années 1980 et emprunte la forme d'une véritable «épidémie». Mais les formes cliniques contemporaines ne sont jamais très bien documentées d'un point de vue psychiatrique. Il apparaît clairement de nos jours que nous aurions autrement précisé le diagnostic. La plus grande partie de la communauté scientifique des psychiatres est demeurée d'ailleurs très sceptique, en particulier en France.
    Il est frappant de voir qu'après son apogée ce diagnostic a de nouveau quasiment disparu. Il se trouve plus exactement, à la faveur d'une nouvelle dénomination du DSM-IV, incorporé au groupe du "Trouble dissociatif de l'identité". Cette dernière dénomination est sans doute elle-même fort contestable mais elle est beaucoup plus légitime que la précédente.
    Mais voici encore un des motifs qui m'a incité à explorer les épisodes cliniques des personnalités multiples: "l'affaire Jean-Claude Romand" en janvier 1993. Cet homme a vécu en somme une double vie. Faux médecin et faux chercheur il a donné le change pendant 18 ans. La mythomanie s'est muée en extorsion de fonds et en tragédie de meurtres en série. Il eût volontiers plaidé pour sa défense qu'en homme dédoublé la main gauche n'était pas coupable de ce que faisait la main droite. La presse fascinée par le cas Romand nous dit ceci: "Jean-Claude Romand présente une double personnalité. Il est incapable de la visualiser et de la verbaliser ce qui l'a amené à commettre, probablement l'irréparable". Bien entendu un autre aspect troublant est l'aveuglement de l'entourage tout autour de la saga de Jean-Claude Romand. J'ai moi-même suivi il y a une trentaine d'années deux jeunes étudiants en médecine qui faisaient croire aux familles restées au pays qu'ils progressaient d'année en année. Mais ces cas cliniques étaient cependant très différents du cas Romand. L’un d’entre eux suivi à l’Hôpital Tenon à Paris en 1972 était envahi par un processus schizophrénique mineur.
    La personne victime du "trouble de la personnalité multiple" endosse plusieurs identités. Le phénomène est volontiers encouragé par l'utilisation de l'hypnose. Cette technique, l'hypnose, est susceptible d'encourager une personne soit par suggestion soit par remémoration de se donner un rôle inouï. Il ne s'agirait donc pas de simulation puisque les changements d'états ne sont pas placés sous le contrôle de la volonté.
    Du XIXème au XXème siècle nous lisons les textes d'Eugène Azam et de sa patiente Felida, de Pierre Janet et de sa patiente Blanche mais aussi ceux de Sigmund Freud et de Joseph Breuer et leur patiente Anna O. dans "Études sur l'hystérie" et enfin de Morton Prince et de sa patiente Sally Beauchamp en 1906.
    A la fin du XXème siècle se produit donc une résurgence du phénomène sous la forme soit d'une sorte d'épidémie soit d'une passion collective. Une forme spectaculaire beaucoup plus récente celle-là, est apparue aux États-Unis sous la forme de l'épidémie des "alters", néologisme qui évoque des dédoublements de la personne.
    Je ne suis pas quant à moi l'ennemi des nouveaux syndromes et des néologismes à condition toutefois de toujours s'adosser à une expérience éprouvée de la psychiatrie.
    Notons qu'au Moyen Age on a donné de l'importance au dédoublement, aux transformation diaboliques de la personne au moyen de la lycanthropie et des possessions collectives. Des formes tout aussi spectaculaires nous ont été offertes au Moyen Age dans la glossolalie
    La fabrique du syndrome
    1) Comment comprendre la genèse et le développement de ces syndromes fallacieux? Observons tout d’abord que la naissance du syndrome résulte d’une relation privilégiée entre la pensée de Janet et de celle de William James. Nous devons examiner dans le détail comment en 1880 se sont noués de riches échanges entre la psychologie scientifique française, dès les premières années de sa fondation, et le cénacle des psychologues américains. Nous retrouvons à ce niveau l'opposition entre l'académisme français et le pragmatisme américain.
    2) Genèse des merveilles
    Tentons de repérer les principales composantes de ce qu'il faut bien appeler les maladies infantiles de la pensée psychiatrique. Le goût du neuf et du merveilleux! Des psychiatres cliniciens dont la formation est insuffisante et le travail sans doute peu assidu estiment que la réalité clinique n'est pas assez belle. Et à partir de ce point de vue peut naître dans leurs esprits le désir de merveille. J'explique ainsi la naissance de ces concepts d’apparence brillante que sont non seulement les personnalités multiples mais aussi la résilience et le syndrome de burnout. Cette sorte d’appétence pour la néophilie de nos contemporains s'exprime dans un jugement lapidaire qui oppose le nouveau et le récent au classique et au désuet. J'estime que la psychiatrie est une discipline d'une difficulté considérable. La fabrique des merveilles opère dans cette atmosphère. Cette sorte de fantôme rôde en permanence dans la pensée psychiatrique. Et cependant le goût du merveilleux peut aussi naître parfois de l’exercice clinique quotidien. Je me souviens qu'une jeune collègue exposait ce point de vue à des convives. Elle expliquait comment de la pratique du clinicien naissaient souvent des émotions esthétiques. Et en effet du désir de bien faire son travail de clinicien, entre diagnostic, pronostic et traitement, jaillit une certaine idée du beau. Il s'agit d'un sentiment légitime que je peux comprendre et qu'il m'arrive aussi de ressentir.
    3) D'autres pathologies répondent à ce besoin de simplifier la nosologie. L’exemple de la «maladie dépressive» est à cet égard tout à fait remarquable. De très nombreux psychiatres ont éprouvé le besoin d'englober toutes sortes de processus très différents sous un vocable unique comme par exemple "la dépression" ou encore "la maladie dépressive". Cette fâcheuse tendance existe au fond depuis qu'en 1960 sont apparus les sérotoninergiques et depuis le nouvel AMM des lithium.
    Examinons les étapes du processus simplificateur. Le rôle fondamental que joue dans les troubles thymiques le système de transmission sérotoninergique issu des noyaux du raphé est mis à profit par les nombreux antidépresseurs inhibant la recapture de la sérotonine. Aux critères d'exclusions successives un sixième des patients n'auraient pas été retenus dans un essai de tel ou tel antidépresseur sérotoninergique en raison d'une bipolarité ou de symptômes psychotiques (20% du fait d'idées suicidaires sévères, 53% d'un trouble anxieux, 35% d'une évolution chronique ou dépression majeure qui dure plus de deux ans, 10% d'une personnalité limite, 10% d'une dysthymie. La somme des seules six situations les plus couramment écartées des essais thérapeutiques (bipolarité + forme psychotique + score d'Hamilton < 20 + abus de substance avec accoutumance au cours des 6 derniers mois + idées de suicide + pathologie anxieuse co-morbide) tout ceci correspondant à 86% des patients des consultants ne sont tout simplement pas éligibles à l'essai du médicament. Qu'est-ce que cela signifie? Quand notre collègue essaie une nouvelle molécule il baptise "'maladie dépressive" une population qui en réalité n'est dépressive que pour 14% d'entre eux. C'est donc une pathologie quasiment imaginée ou même inventée pour les besoins de la cause. Ainsi beaucoup d'articles faussement savants sont des articles de messieurs les 14% de dépressivité vraie. Le traitement de la cible détermine dans des esprits simplificateurs la construction subséquente d'un syndrome et d'une théorie. Le raisonnement tautologique "ce que guérit un sérotoninergique est forcément une dépression" a connu un succès nosologique considérable.
    4) La faiblesse de la théorie du complot commercial. N’acceptons pas trop facilement la théorie du complot. Des auteurs postulent en effet que le syndrome des personnalités multiples découle d’une sorte de prosélytisme sous-tendu par des intérêts idéologiques de pouvoir, des intérêts économiques pour nous imposer un nouveau diagnostic. Bref l'intérêt économique s'imposerait à nous à la faveur d'une vision archaïque, celle d'un marxisme du pauvre! Certes l’explication est peu convaincante. Admettons cependant que la production de projets commerciaux peut avoir quelques effets mécaniques. L'aventure des antidépresseurs a certainement produit dans son sillage une théorie absolument simpliste de la dépression. Son extension a été la tarte à la crème de la psychopathologie contemporaine.
    5) Est-ce que l’affaiblissement des autorités scientifiques joue un rôle? Il n’est plus guère possible à des enseignants, à des institutions reconnues pour leur compétence d’imposer comme jadis une interprétation scientifique. Cette situation sociologique pourrait être comprise comme un affaiblissement de la pensée scientifique. Mais ce raisonnement est contestable. Après tout, en France, les apports scientifiques en psychiatrie de l'Académies de Médecine ont été notoirement faibles. Quant au Collège des Enseignants en Médecine il se borne à une réduction de la psychiatrie à un enseignement, une doxa tout juste utile pour des étudiants débutants.
   
   
DES PERSONNALITES ALTERNANTES AUX PERSONNALITES MULTIPLES
   
La psychiatrie classique et les personnalités alternantes.
    Les personnalités alternantes ont été classiquement décrites dans l'hystérie et dans la schizophrénie. Mais ce trouble spécifique de l’identité est également décrit dans le syndrome de dépersonnalisation, dans les syndromes hypnagogiques et hypnopompiques ainsi que dans les xénopathies. Aussi trouvons-nous donc sur ce sujet, depuis plus d'une centaine d'années, un grand nombre de travaux psychiatriques. Les cas cliniques évoqués sont l'ambivalence psychotique, la dépression atypique des classiques et surtout la dissociation psychique si pathognomonique de la schizophrénie. Mais la description clinique la plus fréquente est celle des états dits dissociatifs dans les hystéries. Des auteurs classiques comme Henri Ey ainsi que beaucoup d’autres auteurs de l’Ecole Française de psychiatrie ont décrit ce phénomène. Henri Ey dans une brève description des personnalités alternantes dans les états crépusculaires émotionnels et dans les amnésies hystériques nous dit ceci: "On observe parfois des amnésies massives portant sur l'oubli de la personnalité; elles constituent ce que l'on a appelé au siècle dernier avec Azam, Pitres et Régis, Janet, Morton Prince, les personnalités alternantes (personnalité prime recouverte par l'amnésie actuelle, et, personnalité seconde substituée à la première)".
    1) La clinique psychiatrique classique connaît essentiellement les personnalités alternantes.
    Henri Ey, Bernard et Brisset, dans la 6e édition du mémorable Manuel présentent ainsi les troubles de la personnalité: «Nous serons cependant aussi concis et simple que possible ici dans ce chapitre qui, par sa nouveauté ou les critiques qu'il peut soulever, doit être considéré dans le manuel comme une sorte de hors-texte, cependant à nos yeux indispensable». Il s'agit alors de traiter, dans une perspective très organo-dynamiste de la pathologie du moi, des altérations de la personnalité contrastant par leur permanence avec les modifications de l'expérience actuelle. On y trouve alors essentiellement les bouleversements de la personnalité accompagnant les grandes entités cliniques. Dans un autre texte, un manuel original intitulé "Psychiatrie Pastorale" en 1937, Bless nous dit ceci: "On trouve souvent dans ces idées le remarquable phénomène d'une vie double ce que nous appelons orientation ou personnalité dédoublée. C'est ainsi que telle victime qui se croit de sang royal ou divin n'en fera pas moins sa besogne coutumière et satisfera aux besoins les plus ordinaires".
    2) Examen des grands symptômes de la psychiatrie classique française
    La psychiatrie classique examine les personnalités alternantes en tâchant de répondre à la question philosophique des rapports entre l'unique et le multiple
    - L'ambivalence affective des schizophrènes et bien connue. La littérature clinique psychiatrique à cet égard est très riche. Elle décrit les composantes d'une théorie du dédoublement psychotique de la personnalité. L'ambivalence est un éprouvé psychique simultané d'amour et de haine. Ce concept psychiatrique décrit des sentiments contradictoires comme l'amour et la haine, simultanément vécus ou exprimés en pleine conscience dans un mélange inextricable. Cette attitude affective est donc typique de la schizophrénie. Des tendances contradictoires sont simultanément vécues à l'égard d'un même objet, haine et d'amour, crainte et désir, fuite et recherche.
    - L'atypie ou atypicité est volontiers décrite dans la dépression et l'excitation atypique. L'atypicité est généralement synonyme de discordance schizophrénique. Les états dépressifs inauguraux d'une schizophrénie présentent des éléments d'atypicité comme par exemple la bizarrerie de certaines conduites, la froideur de l'affectivité, l'absence de contact affectif, son caractère distant et superficiel, une discordance, des idées délirantes à l'état d'ébauche. A quoi on oppose l'état dépressif typique ou la mélancolie franche. L'atypique comme opposé au typique ou au franc se présente donc d'abord comme une forme clinique par analogie avec le raisonnement de la médecine interne. Le concept a évolué dans le sens du rapproché analogique avec la discordance schizophrénique. L'excitation atypique et la dépression atypique sont toutes deux un mode d'entrée fréquent dans la schizophrénie ainsi qu'une modalité évolutive de cette pathologie. L'absence d'euphorie maniaque ou de tristesse dépressive bref de concordance des affects, l'agressivité et la bizarrerie, l'incohérence, le négativisme ou l'indifférence, l'absence de syntonie dans le contact c'est-à-dire une certaine froideur, un retrait affectif et une ambivalence contribuent à dessiner l'atypicité. Là où on s'attend à une séméiologie typique de dépression ou d'excitation avec un certain nombre de concordances, c'est-à-dire d'associations pertinentes de symptômes, on trouve des associations inattendues dites atypiques et le plus souvent schizophréniques.
    - La dissociation psychique. C'est un ensemble syndromique caractéristique de la schizophrénie composé de l'impénétrabilité, la bizarrerie, du détachement (Spaltung) et de l'ambivalence. Selon Guiraud il s'agit d'un défaut d'intégration synthétique des composantes dynamiques normalement créatrice de la notion du Moi. On utilise aussi le terme discordance. La dissociation est pathognomonique de la schizophrénie.
    On décrit aussi, nouvelle acception, des états dissociatifs dans les hystéries. La dissociation signifie dans ce cas: le défaut d'harmonie entre les pulsions, les attitudes et la tonalité affective ou encore le défaut d'intégration synthétique des composantes constitutives du Moi. Les troubles de la dissociation hystérique sont le somnambulisme, les amnésies, la fugue, les personnalités multiples et le syndrome de Ganser. Cette extension abusive du terme ne me paraît pas très satisfaisante.
    Des symptômes fort classiques ont une connotation avec les personnalités alternantes. Le signe de la main tendue est en somme une manifestation de l'ambivalence au moment de la poignée de main qui est suspendue aussitôt qu'ébauchée, signe caractéristique de la schizophrénie. Et enfin le très classiques "trouble du contact", anomalie de la communication caractérisée par de la bizarrerie, de l'ambivalence et de la discordance caractéristique de la schizophrénie.
    Divers syndromes psychiatriques mineurs entretiennent des rapports avec les personnalités alternantes:
    - Les hypnagogies
    Dans des cas très bien repérés les dédoublements de la personnalité sont réellement vécus avec une très grande anxiété au cours de phases pathologiques d'endormissement et de réveil. Les hallucinations hypnagogiques et hypnopompiques sont des hallucinations de caractère particulier, transitoires, survenant à l'endormissement ou au réveil. Des phénomènes de dédoublement peuvent se produire.
    - Les xénopathies.
    On peut encore observer ces phénomènes à la faveur de processus psychotiques spécifiques comme les xénopathies assez fréquentes dans le syndrome de Clérambault. On entend par possession, xénopathie, démonopathie ou zoopathie, un état particulier au cours duquel le sujet se croit habité par un être surnaturel, un démon ou un être profondément étranger à soi, capable de parler en son lieu et place par sa bouche, de mobiliser sa langue malgré lui, et de diriger ses mouvements. Ceci constitue en effet une sorte de dédoublement de la personnalité. On rencontre de temps en temps cette sorte de délire de possession corporelle par des animaux comme par exemple la zoopathie des syndromes mélancoliques, des délires hypochondriaques. Les thématiques associées sont le sentiment d'indignité des idées sacrilèges affectant des personnalités très soucieuses de moralité, d'ordre et de scrupules.
    - Rappelons l’entité nosologique célèbre: l’automatisme mental du syndrome de Clérambault. L’hallucination psychomotrice du syndrome de Clérambault: le patient est convaincu en somme de l’existence d’une sorte de mystérieux moteur demeurant à l’intérieur de sa personne. Ce syndrome suscite une forme de dédoublement de la personnalité. Henri Ey dans "Etudes Psychiatriques"* a longuement décrit ces phénomènes dans ces études des oeuvres de Clérambault, de Séglas et de J.Falret
    - Enfin l’hystérie des classiques a suscité les premières études sur les dédoublements. Les observations et les traitements des hystériques par Charcot, Janet, Binet, Féré et Richet les conduisent à des conclusions communes. Les études des anesthésies hystériques, des amnésies et des états induits par le somnambulisme suscitent, selon ces auteurs, des dédoublements de la personnalité.
   
   
LA PSYCHIATRIE DU DSM A L’AFFUT DES NOVATIONS.
    1) Comment le DSM a-t-il pris en compte les "Personnalités Multiples"? Le 300.14 dans le DSM-III-R
    a) Les principes des DSM et ses 3 axes
    Voyons tout d'abord les grandeurs et le faiblesses du DSM. Le DSM ou Diagnostical and Statistical Manual of Mental Disorders naît en 1980. Il utilise un système multiaxial à cinq entrées. La nécessité d'unifier la terminologie et les concepts en psychiatrie a conduit à réaliser un corpus séméiologique dès 1976 dans la CIM-9 ou ICD-9 puis dans le DSM-III sous la direction de Robert L.Spitzer. Les critères fondamentaux sont "l'athéorisme", le diagnostic multi-axial (syndromes cliniques, troubles du développement et troubles de la personnalité, affections physiques, facteurs psychosociaux, évaluation globale du fonctionnement) et l'évaluation quantitative (échelles de sévérité). Le but implicite est la réalisation d'une nouvelle classification centrée sur les syndromes. Les bénéfices ont été très vite perçus dans les congrès psychiatriques internationaux où le DSM permet désormais un sensible accroissement des échanges d'informations grâce à une langue psychiatrique commune. Avant le DSM c'était à n'en pas douter le règne de petits messieurs de la psychiatrie, régnant sur de petites baronnes, qui s'efforçaient à un langage abscons et se paraient de plumes de paons! Les défauts des DSM par contre sont bien connus: la tendance syndromique, l'athéorisme et l'excessive propension à la création de nouveaux syndromes spectaculaires. J'ajouterai à ces critiques désormais classiques une nouvelle remarque: un excessif "psychologisme".
    Revenons sur les deux axes principaux du DSM. La composition de l’axe II du DSM III a été influencé par la psychanalyse nord-américaine. Il valorise le trouble de la personnalité tandis que l'axe I, prioritaire, est centré sur les symptômes, les signes et les syndromes.
    b) Les TPM dans l'édition de 1987
    DSM-III-R. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (Third Edition Revised). APA (American Psychiatric Association), Washington, 1987. Prenons deux entrées caractéristiques du DSM: -Troubles Anxieux (ou États Névrotiques Anxieux et Phobiques). 300.01. Trouble Panique Sans Agoraphobie 300.21 Trouble Panique Avec Agoraphobie 300.22 Agoraphobie sans antécédents de Trouble Panique 300.29. Phobie spécifique 300.23. Phobie Sociale Spécifier si c'est généralisé (peur de tout contact sociaux) et -Troubles dissociatifs (ou névrose hystériques type dissociatif) 300.14 Personnalité multiple A Existence chez la même personne de deux ou plusieurs personnalités ou "états de personnalité" distincts (chacun ayant ses propres modalités de perception, de pensée et de relation concernant aussi bien la personne propre que l'environnement). B. Au moins deux des personnalités prennent tour à tour le contrôle total du comportement du sujet.
    c) L'entrée dans le DSM
    La résurgence du concept de personnalité multiple apparaît donc dans les DSM. Dans le DSM-III-R de 1987 on trouve en 300.14 Personnalité multiple A.- Existence chez la même personne de deux ou plusieurs personnalités ou "états de personnalité" distincts (chacun ayant ses propres modalités de perception, de pensée et de relation concernant aussi bien la personne propre que l'environnement). B.- Au moins deux des personnalités prennent tour à tour le contrôle total du comportement du sujet. Le TPM est devenu une entité diagnostique distincte. Des cliniciens ont élaboré des tests et des entretiens cliniques centrés sur les troubles dissociatifs et des items explorent les antécédents de sévices sexuels, physiques et émotionnels pendant l’enfance.
    d) La rectification en 1993 du DSM: du TPM au TIS
    L’ancienne dénomination a cependant disparu dans le DSM-IV au profit du nouveau «Trouble dissociatif de l'identité». La rectification a été effectuée en 1993 sous l’influence de l’Association Américaine de Psychiatrie. . L'hypnose et quelques autres procédés thérapeutiques, au même moment, sont à juste titre critiqués.
   
RÉFLEXION SUR LES SOURCES DU DSM
    Ainsi pouvons-nous repérer dans le DSM la patte de Janet, de Piéron et de Binet. Cette question des sources du DSM mériterait certainement une étude plus attentive. Voici quelques unes de mes premières réflexions:
    L'impact excessif des concepts de la psychologie scientifique, que je nomme "psychologisme", sur le corpus psychiatrique des DSM (le rôle des items, la mesure des symptômes, les échelles d'évaluation, précisément issues des concepts de Binet et de Simon). La nouveauté consistait dans le DSM à appliquer une métrique médicale aux symptômes psychiatriques. Mais bien entendu la méthodologie est tout à fait différente. C'est toute la différence entre les critères de la mesure physique et la technique des sondages.
   
L'impact du psychologisme sur le corpus psychiatrique du DSM.
    - Les effets du psychologisme dans la sémiologie psychiatrique contemporaine sont tout à fait évidents dans le DSM. Les items y remplacent les séries sémiologiques des classiques et les échelles d'évaluation y sont aussi envahissantes que chez les psychologues expérimentaux du début du XXème siècle. Nous entrons dans l'univers d'une sorte de psychométrie de la pathologie mentale avec l'appareil scientifique de la psychologie expérimentale de Piéron.
    -Le retour des concepts premiers dans l'histoire de la psychiatrie européenne. Rappelons que le symptôme des personnalités multiples est en grande partie issu des travaux de Janet dans "Médications" et dans "Automatismes Psychologiques". Cette dimension des études de la personnalité avait totalement disparu des nosologies européennes. Cette sorte de récupération de concepts un peu archaïques a d'ailleurs provoqué des remous et des démissions dans le comité de synthèse du DSM. N'oublions pas qu'une partie de la population des psychiatres américains a été formée en Europe (essentiellement en Allemagne).
    -L'absence de théorie pathogénique fait disparaître des pans entiers de la nosologie et en particulier une grande quantité des névroses et une partie des processus psychotiques délirants. Ainsi fait étonnant n'y retrouve-t-on pas le délire paraphrénique!
    - La démarche syndromique conduit à une sorte d'émiettement des catégories de troubles. Cette démarche contrarie l'inventivité des cliniciens.
    - Ces réflexions ne peuvent cependant masquer ni diminuer les avantages remarquables des DSM et des CIM comme par exemple la possibilité d'instaurer un langage scientifique universel pertinent.
    f) La question des novations dans le DSM
    Quelques autres syndromes remarquables répondraient-ils aux mêmes excès? Personnalités multiples, syndromes borderline, personnalités dépendantes, personnalités antisociales. Comme ces mots sont très voyants comme des visuels dans un congrès on peut dire qu'ils traduisent dans certains esprits le goût du merveilleux.
    Cette introduction "à l'essai" de syndromes étranges n'est pas la seule dans le DSM. Souvenez-vous du fameux "trouble de la dépendance à internet" inventé en 1986-97. Nous avons assisté et même participé à un modeste niveau à cette plaisanterie créée de toutes pièces par le Dr Ivan Goldberg à New York qui régnait à l'époque sur internet. Le public a pris le canular au sérieux!
    Nous avons également assisté à l'éclosion ou mieux à la résurgence de quelques syndromes artificiels. Notons parmi ceux-ci: non seulement les personnalités multiples mais aussi l’extension infinie de la "maladie dépressive" et le syndrome du "burnout".
   
   
LA NAISSANCE DE LA PSYCHOLOGIE SCIENTIFIQUE ET LA CREDIBILITE DES "PERSONNALITÉS MULTIPLES"
    1) L'histoire de la psychologie scientifique en France.
    La posture scientifique orthodoxe et académique des psychologues et psychiatres français avec le merveilleux exemple de Piéron créant l’Institut de Psychologie entre 1921. Comme j'ai gardé une grande affection pour cette institution originale je me permets d'en retracer l'historique. En 1923 l’Institut de Psychologie délivre un Diplôme d’Université consacré à la psychométrie, Tout se passe en somme entre 1920 et 1947, les principales étapes étant le laboratoire de psychologie physiologique de la Sorbonne, l’Institut de Psychologie et puis enfin l'INOP. Nos contemporains mesurent mal l'importance de cette aventure discrète et passionnante de l’Institut de Psychologie qui depuis lors probablement s'est fondue dans le cursus commun des facultés. Nous entrions d'emblée sans obligation de propédeutique ni de DEUG à 18 ans dans les deux Années Préparatoires pour accéder aux diplômes qui sont en somme les mastères d'aujourd'hui. Bien entendu la plupart des étudiants suivaient un cursus parallèle. Mais l'Institut avec Fraisse, Reuchlin, Durandin et Lagache servait de référence aux futurs psychologues scientifiques. Le Dr Lagache en sera un excellent représentant comme il s'efforce à une bonne synthèse dans "L’unité de la psychologie" en 1949.
   
    2) Au XIXème siècle deux écoles, deux postures scientifiques contrastées opposent la France et les Etats-Unis:
    - La posture scientifique orthodoxe et académique des français illustrée par le couple scientifique Janet Piéron
    - La posture pragmatique des américains les expose en somme au risque de la parapsychologie. Cette posture pragmatique est encore à l'oeuvre à la faveur des fameux détecteurs des réactions électrodermales en usage dans les procédures juridiques. On sait que cette mesure électrique de la transsudation émotive n'a pas toutes les vertus qu'on lui prête.
    T. Trochu nous décrit "L’Amérique de Pierre Janet: William James & Co". L’influence de Pierre Janet sur ce que l’on a appelé «l’école de Boston» (1890-1910) a été considérable. L'attitude critique de Pierre Janet n'a pas manqué à l'encontre des «recherches parapsychiques», un champ d’investigation dans lequel William James était impliqué à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. Il nous montre comment l’œuvre de Janet s’est immiscée dans le débat des psychologues américains de l’époque. Pierre Janet adopte cependant très tôt une attitude critique à l'encontre des «recherches parapsychiques» qu'affectionnait William James ainsi que «l’école psychothérapeutique de Boston» (1890-1910). Pourquoi cette orientation de l'Ecole de Boston? La relation épistolaire entre Pierre Janet et William James nous donne à cet égard une grande leçon à propos du pragmatisme américain. Les échanges entre Pierre Janet, Piéron et William James illustrent bien comment l'Océan Atlantique sépare des postures scientifiques différentes.
   
LES PERSONNALITÉS ALTERNANTES: TROUBLES DE LA MÉMOIRE OU DE L'IDENTITÉ? MÉMOIRE OU NORMALITÉ?
    Le travail des définitions me paraît très important. Les dictionnaires et les glossaires doivent mieux préciser les concepts: dissociation, dissociatif, personnalité alternante etc.
    a. L'importance des définitions des concepts.- La mémoire, l'identité narrative, l'aliénation mentale, la dépersonnalisation, la déréalisation, la normalité, l'autonomie, et l'intégration dans la constitution de la personne?
    Les oublis de la personnalité? La fabrique du syndrome des TPM se rapporte-t-il à la mémoire ou à la normalité? Le meilleur raisonnement à propos des divisions de la personnalité ne repose pas sur une théorie de la mémoire mais sur celle de l’intégration du moi c’est à dire aux divers phénomènes qui sont constitutifs de la normalité psychique. Ainsi étudions-nous l’intégration du moi, la dépersonnalisation, la structuration de la conscience ainsi qu’un concept plus diffus, la dissociation
    1) La mémoire
    Les troubles de la mémoire en psychiatrie concernent classiquement trois registres: atteinte des souvenirs anciens, atteinte des faits récents, trouble de la mémoire immédiate de fixation ou amnésie antérograde. On distingue encore les amnésies rétrogrades ou d'évocation, antéro-rétrogrades, les dysmnésies, les amnésies systématisées et électives.
    L'amnésie élective est un trouble de la mémoire consistant en une amnésie thématique portant sur une époque ou un événement précis.
    Ces troubles ont été souvent évoqués dans les travaux sur les personnalités multiples en particulier dans le cas "Vivet". Mais en réalité les troubles décrits appartiennent plus volontiers aux troubles de la personnalité qu'aux atteintes mnésiques.
    2) L'unicité de la personne et l'identité.
    Cette question se rapporte donc aux réflexions sur la normalité psychique. L'unicité de la personne et les processus mnésiques qui s'y apportent sont absolument essentiels à la personne normale.
    Première définition: qu'est-ce qu'une identité personnelle?
    Les questions posées par la philosophie de la personne. Ricoeur demande ceci: l'identité est-elle la mêmeté qu'on peut nommer persévérance dans l'être ou l'ipséité qui est une forme de la singularité? Voltaire dans le Dictionnaire philosophique proposait déjà le terme: "Vous n'êtes le même que par le sentiment continu de ce que vous avez été et de ce que vous êtes; vous n'avez le sentiment de votre être passé que par la mémoire: ce n'est donc que la mémoire qui établit l'identité, la mêmeté de votre personne". Ou bien l'identité est-elle la singularité, ce par quoi une personne est "elle-même" autrement dit l'ipséité du langage philosophique classique. Mais si je ne suis pas le même qu'hier c'est en raison de l'écoulement naturel du temps. Si je m'oppose à une telle conception je risque alors de nier l'historicité de la personne.
    Paul Ricoeur nous parle de "l'identité narrative" de l'homme, la sorte d'identité à laquelle accède l'être humain grâce à la médiation de la fonction narrative. L'être s'institue en se souvenant.
   
Deuxième définition: qu'est-ce que le normal ou la normalité?
    Les critères essentiels de la normalité psychiatrique sont l'intégration, l'adaptation, l'autonomie, la motivation et la responsabilité.
    La normalité en psychiatrie requiert cinq composantes majeures que sont l'intégration, l'adaptation, l'autonomie, la motivation et la responsabilité, ensemble de dispositions que possède la personne normale. J'ai voulu survoler deux concepts en réalité très proches l'un de l'autre: "le normal" et "la normalité".
    Définissons le concept de "normal" en psychiatrie (du latin normalis "fait à l'équerre" d'après norma équerre). Le normal est devenu un concept descriptif très proche de la clinique.
    1. Le normal est d'abord proche de la norme et de la moyenne statistique.
    2. En médecine la santé est dans le silence des organes. Mais il n'y a de conscience concrète du normal et de la vie que par la maladie.
    En psychiatrie c'est un mode heureux de l'adaptation, de la relation aux autres et à soi-même. Les conflits psychiques et les mécanismes de défense sont efficaces, souples et variés. L'absence de symptôme et de souffrance psychique exclut toute structure névrotique, psychotique, psychopathique ou démentielle. Le normal dans ces conditions est un idéal utopique puisqu'il ne connaît aucune limite supérieure. L'homme guéri, normal ou sain est celui qui dispose d'une nouvelle norme individuelle.
    3. Les composantes cliniques du normal sont l'intégration, qui consiste à maintenir ensemble ou unifier les éléments discontinus du passé et du présent, l'autonomie c'est-à-dire la responsabilité, les actes d'indépendance et de créativité, et enfin l'adaptation c'est-à-dire la capacité de se plier aux exigences sociales et culturelles du groupe. Le normal ne peut donc pas être conçu hors de la notion historique de l'individu.
    4. Du point de vue psychanalytique: la disponibilité psychique permet aux fonctions primitives de suppléer les fonctions plus différenciées, autrement dit la régression se met au service du Moi. Cela se traduit par une absence de symptôme, la possibilité de travailler et de jouir de la vie.
    Définissons un concept très proche du précédent: la "normalité", en psychiatrie. Le terme est polysémique. La normalité possède un sens plus volontiers général, abstrait et normatif c'est-à-dire qu'il est un concept méta-clinique voire philosophique. La normalité se situe entre la santé et la maladie, l'idéal utopique et le processus, la moyenne et la norme. Les valeurs considérées sont donc nosologiques, sociologiques et morales. La normalité en médecine c'est "avoir une bonne santé", en psychiatrie "être en bonne santé". La normalité en psychiatrie est connotée avec l'intégration, l'adaptation, l'autonomie, la motivation et la responsabilité.
    Troisième définition: l’aliénation mentale.
    La définition même de l'aliénation mentale conduit à examiner la dépossession de la personne jusqu'à une perte de soi. L'aliénation mentale (du latin alienus étranger) est certainement devenu un concept désuet. Le délire des psychoses délirantes est au coeur de l'aliénation mentale en ce sens que le sujet fait du délire l'axe de son existence. Le terme aliénation oscille entre son sens fort, dépossession de la personnalité, et son sens faible, sentiment de perte de soi. L'aliénation est une modification radicale des rapports entre l'individu et la réalité: c'est ainsi d'ailleurs que se définit le délire. L'aliéné est le terme générique utilisé principalement par Pinel et les psychiatres du XIXème siècle. Ce terme n'a plus d'acception dans la psychiatrie contemporaine. Il conserve par contre un usage en droit: la loi de 1838 concernait les aliénés. L'aliénation en philosophie possède un sens très différent. Ce concept occupe une place éminente dans la philosophie occidentale en particulier chez Hegel pour qui la réification de l'effort humain est un cas limite de l'aliénation. L'aliénation est à mi-chemin de la réification et de l'extranéation. On voit donc que le concept en question continue d'influencer de façon souterraine la pensée psychiatrique européenne. Un échange d'idées, à cet égard, entre psychiatres et philosophes est à l'origine des théories de Basaglia à Trieste. Le glissement de sens du concept de la philosophie ou de l'idéologie à la médecine et puis au langage courant a soulevé plus de problèmes qu'il n'en a résolus. L'imbroglio est probablement imputable au jargon psychiatrique excessivement technique depuis les travaux de Kraepelin et de l'Ecole Française du début du siècle.
    Quatrième définition: déréalisation et dépersonnalisation
    La dépersonnalisation.- Trouble de la conscience au cours duquel le sujet éprouve l'impression d'une transformation de sa personnalité qu'il ne reconnaît plus et d'une modification du corps ou de la pensée avec irréalité, altération, métamorphose, sensations ineffables, impression xénopathique. C'est une cénesthopathie. Le trouble est accompagné d'un sentiment de déréalisation, d'étrangeté et d'angoisse.
    La déréalisation est un trouble de la conscience au cours duquel le sujet éprouve des impressions angoissantes d'irréalité des choses. Le trouble accompagne souvent l'expérience de dépersonnalisation.
   
L'HYSTERIE DU TEMPS DE JANET
    Le rapport entre personnalité multiple et hystérie au temps de Janet. Dans la lignée des Morton Prince, Janet expose comment une personnalité sous-jacente surgit en recouvrement de l'ancienne. Dans cette dernière éventualité, on observe parfois des amnésies massives portant sur l’oubli de la personnalité; elles constituent ce que l’on a appelé au siècle dernier avec Azam, Pitres et Régis, Janet, Morton Prince, les personnalités alternantes (personnalité prime recouverte par l’amnésie actuelle et personnalité seconde substituée à la première). Ces troubles négatifs de la mémoire (déficit des fonctions de fixation et d’évocation) sont pour ainsi dire inséparables de leurs aspects positifs, c’est-à-dire que l’amnésie n’est pas seulement une abolition des souvenirs, mais surtout un désordre des souvenirs. Ceux-ci se présentent dans une suite de champ extra-temporel et mélangés avec les perceptions actuelles ils constituent souvent une sorte de fabulation plus ou moins onirique (semblable au rêve). Quand l’amnésie est surtout caractérisée par cette forme de fabulation avec télescopage des souvenirs, du passé et du présent, elle constitue une modalité imaginaire de mémoire que J.Delay a proposé d’appeler amnésie autistique.
    Toutefois, les auteurs ne perdent pas de vue combien les «psychismes extraordinaires» ont alors pesé lourd: comment comprendre les personnalités multiples, ou l’éventualité qu’on puisse faire commettre un crime par suggestion? Didier MICHAUX nous rappelle la leçon de Janet au Congrès d’Histoire de la psychiatrie en septembre 2005 dans un texte: "Hypnose et mémoire dans l’histoire de la psychologie et de la psychothérapie".
    Notre intérêt pour Janet est incontestable. L’histoire de la psychiatrie doit beaucoup à Janet. Nous évoquions souvent ses travaux dans la salle de garde de Maison-Blanche. Nous étions quatre mousquetaires de la psychopathologie -nos amis Gibello et Beauchesne ne manqueront pas de s’en souvenir- et nous affections de décerner à Janet un don d'invention universel. Il eût même mérité, selon nous, d’avoir inventé la machine à express qui trônait au milieu de la salle de garde!
    Néanmoins je me pose des questions au sujet de la résurgence contemporaine de Janet. J'estime que la redécouverte de Janet est paradoxale et artificielle.
    Les grands contemporains de Janet: Binet et la psychologie scientifique
    Les théories dominantes à l’époque, en 1888, concernant l’identité et la mémoire contribuèrent à donner quelque crédibilité à la formation des personnalités multiples. Tout le monde connaît les célèbres travaux de Binet en psychologie expérimentale. Binet (1857-1911) est l'inventeur avec Simon du plus célèbre test d’intelligence de tous les temps. Ses recherches sur les altérations de la personnalité sont moins connues. Elles regardaient l’hypnotisme ainsi que les personnalités doubles et multiples, les troubles de l’identité et de la mémoire
   
    LES MEDIAS ONT ADORE LES TPM
    Pourquoi de nombreuses propositions de scénarios hollywoodiens? Le cas de double personnalité décrit par Morton Prince a fait l’objet de 500 propositions de scénario.
   
Le moteur de l'épidémie des personnalités multiples
    Que dit-on à propos des États-Unis? Le mouvement de la personnalité multiple, qui est une de ces innombrables écoles de psychothérapie qui fleurissent de nos jours. Le mouvement pour la personnalité multiple est un mouvement populaire, proche des fondamentalistes chrétiens, mais aussi des féministes. Le mouvement de la personnalité multiple, se passe autour de 1980 aux USA,
    Le concept de double personnalité ou de personnalité multiple est une création des cinéastes. C’est en somme une maladie inventée par les médias. Les séries télés sont bien entendu friandes de ces sortes de symptômes merveilleux ou monstrueux pour des raisons d’image et de merveille. Nous devons donc analyser ce besoin de merveilleux propres aux admirateurs fascinés des troubles psychiatriques.
    Revenons sur la question du trouble de la personnalité multiple. Il réapparaît donc aux États-Unis dans les années 1980. Comment les présente-t-on? L’alternance des états de personnalité, les personnalités alternantes ou différentes peuvent donc émerger ou apparaître de un à l'autre sans aucun contrôle du Moi. L’histoire des cas américains rapporte le cas d’une femme qui adopte le ton et le discours d'une fillette de 5 ans et puis se transformer en un homme de 50 ans. Ces troubles ont été décrits dans la littérature du Moyen Age ou plus précisément aux temps de la Contre-Réforme mais surtout à la fin du XIXème siècle en France suscitant les travaux remarquables de Pierre Janet. Pourquoi donc se multiplient-ils en 1980? Quel est donc le sens de cette forme «d’épidémie» américaine?. Pourquoi les nombreuses dérives en particulier judiciaire. Pourquoi en observe-t-on encore de nos jours des traces merveilleuses dans les films et les feuilletons américains?
    La modernité, pour certains, consiste à donner une couleur scientifique à de naïves croyances populaires, Le mouvement pour la personnalité multiple est un mouvement populaire nourri des croyances de fondamentalistes chrétiens mais aussi des féministes. Le satanisme bien entendu n’est pas loin.
   
    LES PLAIDEURS ONT ADOPTE LES TPM
    1) L'utilisation du diagnostic par des criminels dans le système judiciaire pour tenter de se disculper:
    2) La "découverte d'abus sexuels" dont le souvenir avait été retrouvé lors de thérapies par les patientes. Des batailles juridiques s'engageaient entre parents et enfants, pour des abus commis à l'âge de 2 ou 3 ans «retrouvés en thérapie» en somme à la faveur de souvenirs induits. On a beaucoup invoqué le trouble de personnalité multiple dans la reconnaissance des abus sexuels des enfants. Les personnalités alternantes sont pour certains psychologues des réactions à des traumas subis dans l’enfance. Les troubles sont donc imputés à des abus subis par le patient pendant son enfance, d’ordinaire par des proches qui se trouvent ainsi mis en cause jusque devant les tribunaux. Le «syndrome de la fausse mémoire» ou des souvenirs induits par des psychologues indélicats: ce sont là des procédés antiscientifiques qui doivent être dénoncés. Ce sont des souvenirs inventés de toutes pièces qui ont le mérite de faire spectaculaire!
    À la suite de quelques films à succès des patientes se diagnostiquent elles-mêmes et s’adressent à des psychothérapeutes favorables à leur thèse. Celles-ci s'adressent de préférence à des praticiens de l’hypnose à la recherche de la résurgence de souvenirs traumatiques focalisés sur les mauvais traitements subis pendant l’enfance. Les relations entre les sévices subis pendant l’enfance et le développement de personnalités alternantes sont présentées comme des faits scientifiques. La décennie 70-80 consacre en somme le triomphe des TPM.
    Les cas de personnalité multiple sont activement dépistés. Ils sont recherchés systématiquement devant une dépression chronique atypique, une boulimie ou des tentatives de suicide à répétition. C’est ainsi qu’entre 1980 et 1990, le nombre de cas de TPM diagnostiqués aux États-Unis passe d’une poignée à plus de 20 000. À partir de 1980, les patientes présentant un TPM font l’objet de reportages télévisés. On en présente bien entendu bien entendu un grand nombre de sas dans de célèbres feuilletons policiers américains. Notons à cet égard que ces excellents feuilletons bénéficient pourtant des conseils scientifiques de psychologues et de psychiatres américains.
   
SOURCES THÉOLOGIQUES
    La glossolalie (du grec lalia: babil). doit bien entendu être distinguée de son sens psychiatrique. La glossolalie en psychiatrie est une création psychotique d'une langue personnelle -comme parfois chez les schizophrènes paranoïdes-. Mais la signification théologique de la glossolalie est très ancienne. Elle concerne en fait les apôtres et leur capacité de parler en langues (1ère épître de Paul aux Corynthiens 12:7-10)
    La question théologique de la glossolalie. Les théologiens repéraient des signes permettant de porter le diagnostic de possession. Le Rituel Romain énonce trois symptômes de grande valeur: parler ou comprendre une langue inconnue (glossolalie), découvrir les choses éloignées et secrètes (voyance) et faire montre d'une force inexplicable par l'habitus physique de la personne considérée (psychokinèse). La personne ayant ce don apparaît donc sous la forme de personnalités très différentes l'une de l'autre: humble paysan le matin, hellénisant le soir! Parler en langues ou le don de la glossolalie peuvent aussi exister chez des âmes proches de Dieu au sein d'une assemblée charismatique. Le contexte seul nous dit Dieu ou Diable! Ambroise Paré célèbre médecin qui prêtait attention aux mystères surnaturels écrit: "Le troisième mois, l'on descouvrit que c'estait un diable qui estait auteur de ce mal, lequel se déclara luy-mesme, parlant par la bouche du malade du grec et du latin à foison, encore que le dist malade ne sceust rien en grec. Il descouvrit le secret de ceux qui estaient là présents, et principalement des médecins, se mocquant d'eux pour ce qu'avecque des médecines inutiles ils avaient presque fait mourir le malade".
   
LA GRANDE DISPUTATION ENTRE ANALYSTES ET COMPORTEMENTALISTES
    Nous voici face à un sujet de réflexion majeur que le dialogue tendu entre Sauvagnat et Crews contribue à éclairer: «l’épidémie des personnalités multiples», à la faveur de cette vive discussion est imputée tour à tour à l’histoire de la psychanalyse ou bien aux comportementalistes. Le débat sur l'épidémie de "personnalités multiples" avait envahi les USA entre 1970 et 1994. On nous dit qu'un coup d'arrêt y a été mis grâce à l'action de magistrats et d'une anthropologue élève de G Devereux. Cette épidémie, dit Sauvagnat, avait été essentiellement alimentée par des hypnothérapeutes et des cognitivistes qui ont promu ce syndrome. Crews quant à lui accuse les psychanalystes à commencer par Freud. Sauvagnat défend légitimement la scientificité de la psychanalyse. Il affirme, et ceci me paraît totalement inexact que la psychanalyse est historiquement issue de la neurologie. Il affirme en outre qu'il a toujours existé une collaboration étroite entre psychanalyse et neurosciences. Ceci est également tout à fait inexact et de surcroît ce genre de raisonnement n’est pas utile à une bonne illustration de la psychanalyse!
    L’épidémie de "personnalités multiples" est issue du "mouvement des souvenirs retrouvés". Crews nous dit que le concept freudien de refoulement a été absolument au cœur du bizarre projet qui consiste à persuader des adultes à «se souvenir» que, contrairement à tous leurs souvenirs conscients, ils avaient été abusés sexuellement pendant leur petite enfance.
    Bref c’est une discussion d’une immense importance parce qu’elle contient en elle tous les germes des conflits futures entre cognitivistes désireux de promouvoir des visées scientifiques et des psychanalystes qui adoptent une posture d’autodéfense.
   
Les polémistes
    Nous sommes en fait dans la même atmosphère de "disputation". La question a en effet suscité beaucoup de passion. Avec les polémistes vient le temps des règlements de compte! Tout le monde depuis lors se renvoie la culpabilité à la figue. Qui donc est fautif? Dans ce contexte surgit la grande disputation entre analystes et comportementalistes. On veut un coupable: Janet, les américains, les psychanalystes, les sectes évangéliques ou bien les médias. Cela prend bientôt une forme comparable à la Disputation Théologique de Zwingli de Zurich en 1523.
    Pour Ian Hacking dans l'Ame réécrite nous sommes confrontés à un refoulement des pulsions sexuelles d’une part et à un avatar des sciences de la mémoire.
    Les idées de Pierre Janet sur la dissociation ont eu le succès qu'on leur connaît ensuite dans les DSM. La psychanalyste Cornelia Wilbur aurait fait introduire le diagnostic de TPM dans le DSM. Une épidémie de TPM s’ensuit dans les années 1980-1990. Le psychiatre Putnam se demande ceci: «Malheureusement, la presse populaire et les médias ont déformé ces entités pour les présenter comme étant des individus séparés et complets. Le niveau du discours professionnel est resté assez bas de manière à favoriser la communication». Putnam nous dit: «Ces patients sont sensibles aux effets de la suggestion, de la contagion et de la contamination. Le fait que les thérapeutes nord-américains n'aient pas reconnu ce problème leur a coûté de la crédibilité»!
    Ian Hacking accuse aussi les sectes sataniques. Certains patients allèguent qu'ils sont victimes, sous forme d'alters de Satan: tortures sexuelles, cannibalisme, sacrifices humains, etc. Hacking estime qu'on vise "l'obscénité de ces trois mots: psychanalyse, hystérie, conversion" sous la pression des ligues féministes aux Etats-Unis;
    La vague de personnalité multiple est expliquée par un «effet de mode», mais encore faut-il expliquer ce qu'est un effet de mode en psychiatrie! L'effet de mode dans ce cas serait une image à saisir qui se présente avec l'innocence de la science. Mais cette affirmation de Hacking ressemble peu aux usages traditionnels de la psychiatrie qui demeure une spécialité médicale!
    Le mot «dissociation» nous vient de Janet et de l'associationnisme. Le terme choisi par Henri Ey pour traduire la spaltung de Bleuler signifie tout autre chose pour un psychiatre français que pour un psychiatre américain. Cela nous a peut-être aidés à être protégés de l'épidémie de MPD (multiple personnality disorder).
    L'épidémie de TPM s'est-elle construite contre la psychanalyse et contre l'existence d'une sexualité infantile? Nous devrons examiner ce problème important. Hacking estime que le mouvement de la personnalité multiple est issu d'une de ces innombrables écoles de psychothérapie qui fleurissent aux USA. Le patient serait habité par des «alters» en nombre parfois astronomique. Ces troubles sont souvent imputés à des abus volontiers incestueux subis par le patient pendant son enfance. Ils débouchent quelques fois devant les tribunaux.
    Les familles réagissent vivement en accusant le «syndrome de la fausse mémoire» ou encore des "souvenirs induits". Les origines du syndrome des faux souvenirs se trouvent dans l’idée de souvenirs refoulés et dans les théories successives de Freud, théorie de la séduction et théorie du complexe d’Oedipe. La propagation de ce «syndrome» dans la dernière décennie du 20ème siècle jusqu’à aujourd’hui s’explique par les effets de ces deux théories qui alimentèrent le mouvement féministe aux États-Unis et inspirèrent quantité de psychiatres, psychanalystes, psychologues et thérapeutes autoproclamés.
    Les mêmes phénomènes psychiques peuvent être décrits tantôt comme transe, tantôt comme somnambulisme, tantôt comme hystérie, tantôt comme personnalité multiple.
    Le point de vue de Ian Hacking est très polémique. Il accuse une sorte de tentation de l'innocence présente dans ce phénomène des personnalités multiples comme le résultat inattendu d’un long travail de désexualisation de la psychanalyse. Il accuse le culturalisme psychanalytique de Karen Horney mais aussi une sous-culture psychiatrique du «coaching», de la résilience et de «l'ego-psychology».
    Il s'interroge enfin sur la manière dont on apprend à des experts à poser des diagnostics. Questionnement que je trouve étrange. Chacun sait que dans la plupart des pays occidentaux les experts psychiatres représentent une sorte de sélection des cliniciens les plus expérimentés.
   
LES PERSONNALITES MULTIPLES ET LES PSYCHANALYSTES
    Les psychanalystes n'éludent pas cette question et la situent entre diachronie et synchronie. Herman Nunberg dans Principes de psychanalyse décrit la question "Caractère et névrose": "Il peut aussi arriver qu’une identification soit séparée de l’autre par des résistances. Dans ce cas, nous nous trouvons en face d’une scission du moi d’une personnalité multiple. Dans d’autres cas, l’identification se produit là où normalement devrait s’établir une relation objectale. L’individu ne vit alors pas sa propre vie, mais celle de son ami, et il continuera peut-être à le faire même après la mort de son ami." Nunberg nous dit que l'identification peut être en quelque sorte interdite par des résistances et induire une scission du moi. Mais aussi une identification peut remplacer la relation objectale. Et alors le patient ne vit pas sa vie mais celle de l'autre. Otto Fenichel dans son "Traité de psychanalyse" nous dit: "Un comble de l’identification multiple s’illustre dans le cas fameux de la «personnalité multiple». L’identification hystérique peut même produire des souffrances jamais ressenties par le modèle, si ce n’est dans les fantasmes de l’hystérique. Il est même possible, dans un certain sens, de parler «d’identification hystérique avec soi-même à savoir avec un état personnel antérieur». Maints symptômes de conversion ont la valeur d’une régression à l’enfance, à la période où le refoulement s’est opéré, rendant dangereux tout essai de la revivre.» Et Fenichel de commenter: "L'identification hystérique avec soi-même, à savoir, avec un état personnel antérieur fait figure pour l'analyste de personnalité multiple ou alternante. La conversion est une régression à une période enfantine du développement qui a suscité le refoulement."
    D'une façon constante et en, quelque sorte récurrente il est absolument habituel pour un psychanalyste d'interpréter le discours de son patient en séance dans sa dimension double c'est dire actuelle d'une part et au niveau de la posture régressive d'autre part. Et de souligner dans ces circonstances, en éclairant le patient,, qu'il est en somme double en ce sens qu'une part de lui est adulte et très contemporaine et une autre part de lui reflète l'infantile persistant en lui. Bien entendu on ne saurait réduire cette coexistence des deux personnes, cette duplication qui est en somme «processuelle», à un niveau de réalité ou de réification qui en ferait une personnalité réellement double!
    Le complexe d'Oedipe est un dispositif nucléaire de la théorie psychanalytique à la faveur duquel se combinent l'amour d'Oedipe pour sa mère Jocaste et la haine meurtrière à l'encontre de son père Laïos. Les désirs d'appropriation de la mère au dépens du père coexistent dans l'inconscient du petit garçon de 4 ans avec ses redoutables conséquences notamment l'angoisse de castration. On peut dire encore que la relation ambivalente à l'égard du père détenteur de la puissance phallique et le désir d'appropriation de la mère constituent le complexe d'Oedipe. La figure d'ensemble, c'est-à-dire la triangulation, possède une valeur heuristique pour l'analyste: elle lui permet de percevoir le processus analytique, de comprendre la nature du désir et des relations objectales. Ce complexe constitue un seuil au delà duquel se profile l'accès à une forme de maturité que l'on nomme génitalité.
    Le concept d'ambivalence dans l'analyse nous rappelle que les pulsions contraires peuvent coexister l'une consciente et l'autre inconsciente. Elles sont simultanément présentes dans la relation d'objet comme par exemple à la phase sadique anale l'amour et la composante destructive.
    Quant au "préambivalentiel", depuis surtout Karl Abraham on décrit deux phases essentielles du stade oral: le stade oral précoce ou préambivalent qui est donc la phase de succion qui précède le stade oral-cannibalique ou sadique oral dans lequel le plaisir est lié à la morsure. De ce fait le processus ambivalentiel ne possède pas du tout le même statut.
    Freud regarde le double autrement que comme un simple trouble de la représentation de soi ou un avatar de la construction du moi. Symptôme, défense ou processus? Le motif du double est repris dans l’article de Catherine Couvreur: «La conscience suppose un dédoublement, une certaine séparation d'avec ce dont on a conscience. Avoir conscience de soi, c’est se prendre pour objet, c’est donc ne pas coïncider avec soi, c’est renoncer à ce qu’on était».
    Le dédoublement de la personnalité est étudié dans un travail célèbre d'Otto Rank, en 1914 dans «Don Juan et le double». La personnalité du grand séducteur se dédoublait entre les propos du maître et ceux du valet. Rank considère que le double a en fait une double fonction, si l’on peut dire. «Il a un côté rassurant, dit-il, c’est une figure de l’au-delà, une assurance contre la disparition du moi, un démenti énergique de la puissance de la mort».
    Les hallucinations du double sont inquiétantes, «étrangement inquiétantes» ajoutera Freud, qui prend l’exemple de la poupée Coppelia, dont on sait qu’elle a toutes les apparences d’une femme sans être une femme, puisqu’elle est mue par des ressorts et une mécanique
    Botella étudie le thème du double dans un esprit tout à la fois analytique et psychiatrique. Il éyudie des manifestations cliniques qui vont de la dépersonnalisation à la dissociation, en passant par les phénomènes d’inquiétante étrangeté, de double conscience dont l’hypnose est parfois, à titre expérimental ou thérapeutique le paradigme. S. et C.Botella nous conduisent au travers du double à une théorie très juste de la cure. «C’est à travers le dévoilement de ses doubles, deux perpétuellement dans la diachronie et dans la synchronie, que s’instaure l’analyse, tout autant dans sa théorie que dans sa pratique»
   
PERSONNALITES MULTIPLES DANS LA LITTERATURE
    La littérature nous introduit dans une esthétique troublante qui tient à la beauté du double. Le poème de Musset est connu de tous:
        Partout où j’ ai voulu dormir,
        Partout où j’ai voulu mourir,
        Partout où j’ai touché la terre,
        Sur ma route est venu s’asseoir
        Un étranger vêtu de noir,
        Qui me ressemblait comme un frère.
    Maupassant développe sa hantise du double dans la nouvelle «le Horla». Mais bien entendu le roman du dédoublement de la personnalité dans le livre de Stevenson «The strange case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde», écrit en 1885, appartient au panthéon littéraire des doubles. Un être moral s'autorise de très grands crimes sous l'apparence d'une deuxième personnalité.
   
   
CONCLUSION
    La création fantastique des "personnalités multiples" nous permet de revisiter toutes les composantes historiques de la psychiatrie depuis la théologie de la glossolalie jusque aux laboratoires de Janet et de l'Ecole Psychothérapique de Boston. Ce syndrome permet aussi d'animer la grande controverse de notre temps qui oppose comportementalistes et psychanalystes. La grande affaire consiste à trouver les coupables de la grande épidémie des personnalités multiples. Les conflits scientifiques sont bien entendu toujours plus vifs quand on étudie les syndromes contestables. Dans la genèse de ce syndrome scintillant on a pu accuser tour à tour l'insuffisance de la formation psychiatrique, le besoin de merveilleux et le bruit de la rumeur faisant irruption dans les cénacles scientifiques. On a aussi accusé tour à tour les amateurs d'hypnose et au delà de ceux-ci le mouvement psychanalytique et puis les comportementalistes mais aussi les sectes religieuses ou encore les mouvements féministes.
    Plaidons pour une science austère et rigoureuse loin des dérapages de la parapsychologie. Puissions-nous aussi demeurer vigilants à l'abri des prêtres et des plaideurs.
   
   

BIBLIOGRAPHIE
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    SAUVAGNAT F.; CNRS Univ. Rennes II, URA 1478, 75016 Paris, FRANCE
    Congrès, Journée psychiatrique du Val de Loire N°8, Fontevraud, FRANCE (15/05/1993) 1994, vol. 26, no10, NS, pp. 1006-1013
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    Les personnalités doubles et multiples: entre science et fiction / Jacqueline Carroy 1993 Editeur, Presses universitaires de France
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    Les personnalités doubles et multiples, entre science et fiction, Jacqueline Carroy, 1993
    Temps et Récit Paul Ricoeur, thème repris dans le numéro spécial de la Revue Esprit en juillet 88)
    Pierre Janet, prince de l'étrange et du symptôme hystérique Yves THORET, Safia ABROUS-YESSAD
    Ey Henri, Etudes Psychiatriques, Vol I (Tomes I et II) et II (Tome III)
    Interview de Lacan dans Tonus 68 n°331


   

   
    Bulletin de Psychiatrie N°18
    version 2.3 du 30.04.09



Dr Ludwig Fineltain