Psychiatrie Vivante 2005: Paul Ricoeur
Bulletin de Psychiatrie
(parution semestrielle ou annuelle)
Journal
Edition du 24.05.05
Mise à jour du 14.06.05 (4ème révision)

Psychiatrie vivante en 2005

Dr Ludwig Fineltain
Neuropsychiatre
Psychanalyste
Directeur du Bulletin de psychiatrie

E-mail: fineltainl@yahoo.fr
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ou
BULLETIN DE PSYCHIATRIE FRANCOPHONE

La psychiatrie vivante en 2005
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Un tombeau pour Paul Ricoeur


    1.1- INTRODUCTION
    Notre chemin vers Paul Ricoeur
    Je mesure avec le temps combien la pensée de Paul Ricoeur a influencé ma réflexion après que j'eusse quitté le monde dogmatique et frelaté des philosophes de la violence et des idéologues de l'histoire. Le cheminement de notre pensée fut à l'image des espérances d'une grande partie de la génération des jeunes gens d'après-guerre. J'ai été très tôt influencé dans le préau du Lycée Voltaire à Paris par l'idéologie ambiante néo-hégélienne et marxiste. Nous étions amateurs à cette époque de thèmes tour à tour primaires et dogmatiques comme l'enseignement du Lefebvre des "Problèmes actuels du marxisme" et d'autres fois d'auteurs plus subtils comme Althusser, Goldman ou Kostas Axelos. Ces enseignements se déployaient en ce temps là tout autant dans la sphère intellectuelle que dans le monde des militants ouvriers des "universités populaires". Nous cultivions dans les années 50 -hélas- une attitude critique à l'encontre de nos meilleurs professeurs de lycée quand ils affichaient un humanisme classique!
    J'ai donc mesuré l'immaturité, la faiblesse et la médiocrité de la pensée marxiste en 1967 et je suis alors passé avec armes et bagages du côté de Hegel, de Husserl et de Paul Ricoeur. Parmi les nombreuses influences qui m'ont conduit à modifier ma vision du monde l'approfondissement de la clinique médicale, psychiatrique et psychanalytique fut certainement décisive.
    J'ai entr'aperçu l'univers phénoménologique comme un horizon lointain quand de 1968 à 1971 j'ai assidûment fréquenté le séminaire de Phénoménologie de Paul Ricoeur. Mon projet de thèse à l'époque s'intitulait "Psychiatrie et Philosophie". Je consacrais à la même époque beaucoup de temps à la clinique psychiatrique aussi bien qu'aux séminaires de psychanalyse. Le travail philosophique me réclamait beaucoup d'énergie et de temps! Ce fut pour moi une époque laborieuse, épuisante et ardente!
    L'âme inquiète du psychiatre est attraite par les principales sources de sa nostalgie c'est à dire d'une part la médecine interne et d'autre part la philosophie. Le séminaire de Paul Ricoeur ne parvint certes pas à transformer en moi le clinicien que j'étais en philosophe mais au moins ai-je pu y étancher une forme particulière de mes soifs de savoir.
    2.- La biographie et l'oeuvre de Paul Ricoeur
    Paul Ricoeur reçoit en 1957 la chaire de philosophie générale à la Sorbonne puis en 1965 il est à la toute nouvelle université de Nanterre. Il en devient le doyen au beau milieu des années troubles de 68-69. Ricoeur était choqué par les dérives de la révolte étudiante de mai 68. Tout ceci s'est concrétisé en 1970 à l'occasion de la fameuse "affaire de la poubelle de Nanterre". Des factions violentes y exerçaient une sorte de terreur dont nous connaissons aujourd'hui à distance le nom exact. Ecoeuré il abandonne son poste de doyen. Notons à cet égard que les séminaires de Ricoeur se sont presque toujours tenus discrètement quasiment en cachette dans les soupentes de la Sorbonne. Il était apparemment dangereux en ce temps là de philosopher librement. Le séminaire de «Phénoménologie» se réunissait aussi parfois au pied d'un grand chêne dans le parc de la célèbre maison, que dis-je, le phalanstère de Châtenay-Malabry.
    3.1 L'oeuvre de Paul Ricoeur
    L'oeuvre de Paul Ricoeur n'appartient à aucun courant précis. Sa passion le conduit aussi bien vers les études bibliques, la phénoménologie, l'herméneutique, la psychanalyse et la linguistique. Il met en regard la psychanalyse et l'herméneutique: la psychanalyse subvertit le narcissisme du cogito classique, la réalité humaine est constituée de symboles dont le déchiffrement est intemporel. Ces thèmes seront développés dans ses deux livres remarquables, "De l'interprétation, essai sur Freud" en 1965 et "Le Conflit des interprétations, essais d'herméneutique" en 1970. Ce fut une période assurément très féconde dans la vie de Ricoeur.
    3.2 La phénoménologie husserlienne
    L'oeuvre de Ricoeur s'inspire donc avant tout de la phénoménologie husserlienne. Elle tend à constituer une herméneutique philosophique à la faveur d'un questionnement incessant de la linguistique, de la psychanalyse et de l'exégèse biblique. Le conflit des interprétations avait pour Ricoeur une valeur quasiment fondatrice par quoi l'herméneutique devient philosophie. L'application de ce mode de pensée au champ de la psychanalyse comme dans son livre "De l'interprétation. Essai sur Freud" en 1965 a bien entendu suscité un intérêt passionné dans un petit cercle de psychiatres et de psychanalystes.
    Les concepts clefs du vingtième siècle n'ont cessé de le fasciner comme la théorie de la métaphore, l'éthique ("Soi-même comme un autre" en 1990) et la philosophie de la connaissance. L'élaboration d'une herméneutique philosophique permet un pont entre la linguistique, la psychanalyse, la phénoménologie de la religion et l'exégèse biblique.
    J'ajouterai ceci: Paul Ricoeur recelait en lui-même quelque chose que j'ai admiré: il détenait en quelque sorte le secret de l'antidogmatisme!
   
    4.1 Le séminaire de Paul Ricoeur en 1969: le laboratoire de phénoménologie et d'herméneutique.
    La fréquentation de Ricoeur et de ses prestigieux élèves au coeur de la Sorbonne a durablement influencé le cours de ma vie. La quinzaine de jeunes philosophes réunis autour de lui était résolument cosmopolite: je me souviens surtout des canadiens qui étaient fort nombreux et j'entends aujourd'hui encore leur accent inimitable.
    Paul Ricoeur nous orientait vers des textes fondamentaux que nous exposions au cours du séminaire et que nous discutions sous son magistère: Edmund Husserl "Recherches Logiques", son tome second (Ideen) et "Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance" dans la traduction d'Hubert Elie en 1962, la "Conscience comme vécu intentionnel etc." et les "Leçons pour une Phénoménologie de la conscience intime du temps" trad. Henri Dussort en 1964 ainsi que les textes de Paul Ricoeur lui-même ("De l'interprétation Essai sur Freud", Le Seuil, 1965 & "Le conflit des Interprétations Essai d'herméneutique", Le Seuil 1969 & "A l'Ecole de la Phénoménologie", Vrin, 1986) mais encore les textes des philosophies analytiques du langage des anglo-saxons depuis Wittgenstein jusqu'à Austin, textes qui ne m'étaient vraiment pas familiers.
    A la même époque: le Dr Henri Ey
    A la même époque le Dr Henri Ey, que le monde médical surnommait affectueusement "le Pape de la Psychiatrie", m'accorda la possibilité de diriger, au Cercle d'Etudes Psychiatriques à la bibliothèque de Sainte-Anne un séminaire intitulé "Psychiatrie et Philosophie". Ainsi la boucle était-elle bouclée. Je compris très vite que le souci philosophique en psychiatrie requiert quelques années d'expérience clinique. Seuls des psychiatres confirmés peuvent s'y adonner pour éviter le risque de bavardages futiles comme on entend si souvent dans certains cercles psychanalytiques frelatés.
    5.1- Les passions philosophiques de Paul Ricoeur
    La phénoménologie fut la passion première de Ricoeur. Edmund Husserl n'est certes pas toute la phénoménologie mais il en est le coeur ou le pivot. La phénoménologie première est présente chez beaucoup d'autres philosophes. Le phénomène ou bien l'inspection ample de toutes les variétés de l'expérience humaine ont été le souci de Leibnitz et de Kant mais aussi de Hegel. La phénoménologie de Hegel est bien particulière. Paul Ricoeur exprimait cela fort bien: "Il existe dans la philosophie de Hegel le souci du tragique qui tient à la fécondité du négatif et du logique qui exprime la liaison nécessaire des figures de l'Esprit dans un même développement". Mais l'étude primordiale de Ricoeur est bien l'oeuvre d'Edmund HUSSERL. L'idée d'une philosophie totalisante n'est pas le souci central de Husserl. Ce philosophe déteste essentiellement le "cela va de soi". J'ai appris quant à moi à aimer cette position inquiète et méticuleuse du savoir et j'ai donc adhéré à ce mouvement de l'esprit. Dans la phénoménologie, l'essentiel de la pensée est la réduction phénoménologique qui indique un certain scepticisme à l'égard des présupposés classificatoires et l'intention ou l'intentionnalité qui donne une indication des rapports entre l'esprit et son monde. Voici comment Paul Ricoeur en bon lecteur de Husserl définit la phénoménologie: "L'intentionnalité, toute conscience est conscience de ... en ce sens que la conscience n'est pas un flux de vécus mais un cogitatio tourné ou tendu vers un cogitandum distinct du cogitatio" ("A l'Ecole de la Phénoménologie" en 1986, "Kant et Husserl" en 1954-1955).
    L'identité narrative
    Ce concept intéresse le psychiatre. Les médecins s'interrogent sur la dimension temporelle de l'identité. C'est pourquoi sans doute sont-ils traditionnellement réticents à énoncer la vérité du mal aux malades. Quelle sorte de vérité est bonne à dire aux patients? La plupart de nos collègues, je songe en particulier aux psychiatres, ne souhaitent pas dire toute la vérité tout de suite aux patients. Comment raisonnent-ils? "Laissons du temps au temps, laissons au malade le temps de reconstruire son identité, de redevenir lui-même alors qu'il n'est plus le même. Un homme est une histoire. Son consentement aux soins peut varier, il s'inscrit dans une temporalité constructrice à partager avec les soignants." Tout ceci paraît très raisonnable mais enfin faut-il encore en approfondir la thématique. C'est cela que nous apporte Ricoeur.
    Relisons quelques textes de Ricoeur repris dans "Philosophie Institut Catholique de Paris Paul Ricoeur L'Herméneutique à l'Ecole de la Phénoménologie". Les concepts favoris de Ricoeur y sont réunis. L'identité narrative, entre mêmeté et ipséité, réside dans l'identité éthique laquelle requiert une personne comptable de ses actes. Le projet global d'une existence que Ricoeur appelle de ses voeux et qu'il nomme "L'unité narrative d'une vie". Ricoeur voit un héritage des religions du livre, essentiellement dans les sources du judéo-christianisme, un cercle donc de la parole vive et de la trace scripturaire. Nous sommes les héritiers d'un long dialogue entre Jérusalem et Athènes. "L'écriture croît avec ceux qui la lisent" nous dit Ricoeur dans son article «L'expérience et le discours». Ainsi rapporte-t-il cette réflexion au "cercle herméneutique de la parole et de l'écriture".
    5.2
    Ricoeur étudie la phénoménologie à partir de 1934, très précisément dans l'oeuvre d'Edmund Husserl dont il traduit une partie des "Idées directrices pour une phénoménologie pure" en 1950 et dans celle de Karl Jaspers. Remarquons d'emblée combien ces deux oeuvres furent importantes pour les psychiatres. Chacun d'entre nous ne manque pas d'évoquer avec une certaine émotion le fameux traité de psychopathologie de Jaspers! Paul Ricoeur introduit la phénoménologie allemande dans la France d'après guerre. Il ne fut certes pas le seul. Ne trouve-t-on pas tout près de lui les prestigieux Emmanuel Levinas et Jean-Paul Sartre?
    5.3 Ricoeur et "La Métaphore vive"
    Le Ricoeur des années 1950 est d'abord phénoménologue, celui des années 1960 scrute la psychanalyse suscitant remous, malentendus et grogne avec les psychanalystes lacaniens. C'est à ce moment là précisément que je l'ai personnellement connu. Puis ensuite dès les années 69 Ricoeur étudie la philosophie analytique anglo-saxonne très peu connue en France. Cette philosophie représentait l'alpha et l'oméga des penseurs anglo-saxons: elle est en somme la philosophie du langage ordinaire explorée et développée par Ludwig Wittgenstein, John L.Austin et par John R.Searle. De ces réflexions naissent "La Métaphore vive" en 1975 et "Temps et récit" 1983-1985.
   
    L'éthique.- Une phénoménologie de la confession et de l'aveu
    En avril 2000 j'examinais comment le questionnement éthique surgit en médecine. A disciplines nouvelles procès langagier nouveau. La référence à Paul Ricoeur, à son mode de pensée devenait donc inévitable. Je me souvenais de l'affirmation: "L'éthique se construit à partir d'une phénoménologie de la confession et de l'aveu". Elle peut donc se comprendre comme une herméneutique. Une description des significations et des intentions spécifiées dans une certaine activité de langage à savoir la conscience confessante ou la conscience dubitative.
    Rédiger un code d'éthique est une tâche ardue qui justifiait un lecture attentive de Ricoeur. La plupart des codes héritent d'une longue tradition. Les grands principes éthiques coexistent avec une sorte de droit coutumier. J'avais consacré beaucoup de temps de 1989 à 1995 à concevoir et composer ex nihilo un code d'éthique de la pratique des sexologues -qui fut d'ailleurs ultérieurement généralement adopté urbi et orbi-.
    Ricoeur aimait la casuistique Il faut créer des normes pour des cas singuliers - Aristote distinguait l'équité de la justice - dans la justice on connaît la règle, dans l'équité, il faut la trouver
    Cette forme de réflexion, au cas par cas ressemble tellement à la méthode clinique des médecins et des psychiatres que je ne manque pas d'en reproduire la quintessence.
    Les leçons éthiques résultent de l'étude attentive de cas particuliers. Les cas difficiles, nous dit Ricoeur, se situent entre le gris et le gris, entre le mal et le pire. Il faut réfléchir sur des cas particuliers et faire apparaître le côté plausible au sens de ce qui mérite d'être plaidé et applaudi.
    Qu'est-ce que l'identité? L'identité personnelle est-elle la mêmeté ou l'ipséité? Est-ce la mêmeté, néologisme philosophique qui indique bien le fait de persévérer dans l'être? Voltaire dans le Dictionnaire philosophique proposait déjà le terme: "Vous n'êtes le même que par le sentiment continu de ce que vous avez été et de ce que vous êtes; vous n'avez le sentiment de votre être passé que par la mémoire: ce n'est donc que la mémoire qui établit l'identité, la mêmeté de votre personne".
    Est-ce l'ipséité? L'identité est-elle la singularité, ce par quoi une personne est "elle-même", autrement dit l'ipséité du langage philosophique classique. Sartre dans "L'être et le Néant" en 1943 reprend cette thématique de la façon suivante: "C'est la conscience dans son ipséité fondamentale qui permet l'apparition de l'Ego, dans certaines conditions, comme le phénomène transcendant de cette ipséité".
    Ces raisonnements apparemment spéculatifs ont un impact pratique dans notre vie médicale. Pourquoi, dans notre pays, interne-t-on quelqu'un dans un service psychiatrique par la contrainte de façon plus licite que dans les pays anglo-saxons? Parce que, pensons-nous, la personne n'étant plus le même aujourd'hui qu'hier elle n'est plus capable de dire "je veux ou je ne veux pas conduire mes soins moi-même".
    L'identité narrative de l'homme est cette sorte d'identité à laquelle on accède grâce à la médiation de la fonction narrative (Réf. Temps et Récit Paul Ricoeur, thème repris dans le numéro spécial de la Revue Esprit en juillet 88). Cette réflexion me paraît d'ailleurs également vraie pour un peuple tout entier: il s'institue en se souvenant.
    Autre question posée par Ricoeur: comment sommes-nous passés de la morale religieuse à l'éthique séculière? D'où vient la morale? L'éthique est-elle devenue purement et simplement une méthode pratique pour instaurer une vie confortable? Ceci est peu vraisemblable. Existe-t-il une rationalité universelle transcendantale comme le dit Kant? Lévinas en France et Jonas en Allemagne fondent la moralité sur la vulnérabilité de l'Autre. Ricoeur expose une thèse très proche.
    Cette question est brûlante pour le philosophe. Mais elle est aussi devenue entre-temps un enjeu planétaire depuis qu'internet pénètre dans nos chambres. Ce vaste tam-tam planétaire contraint les participants à respecter les droits d'autrui. Ainsi voyons nous cohabiter dans certains forums scientifiques préhistoire et modernité! Internet place chacun d'entre nous dans une posture de spectateur de joutes oratoires épiques entre des citoyens d'états de droit et ceux des nations barbares.
   
    Les dialogues de Ricoeur
    Ricoeur s'est aussi bien révélé dans les dialogues, tradition magnifique de la philosophie antique.
    # Le dialogue entre Ricoeur et Pélicier
    Voici comment Ricoeur expose l'éthique à la faveur d'un dialogue avec le Pr Pélicier intitulé "Entre Le Philosophe et le Psychiatre, L'Ethique, entre le Mal et le Pire". Il aborde cinq thèmes: le bien-vivre, la souffrance, la réciprocité, les cas d'exception et le dogmatisme.
    Ethique et bien-vivre.- L'accomplissement de soi
    Ricoeur nous dit ceci: Le rapport médical est un rapport avec la souffrance, avec la mort. Je suis parti sur une conception à trois étages du problème moral à savoir l'éthique, la morale et la sagesse pratique. Et, à chacun de ces étages, il doit y avoir une implication médicale.
    L'Éthique plonge dans le désir d'accomplissement. Je ne veux pas laisser réduire l'Éthique à la moralité du devoir. L'Ethique plonge dans le désir d'accomplissement. Cette position du désir, non seulement, de vivre, mais de bien vivre, c'est-à-dire, dans un accomplissement où je trouve satisfaction. Pour moi, la deuxième composante de ce désir de vivre bien, c'est que l'Autre, ou un Autre, y est toujours impliqué avec un Autre qui a un visage.
    La souffrance n'est pas la douleur. J'ai écrit une fois un petit texte (plutôt pour des amis psychiatres) un texte qui s'intitulait "La souffrance n'est pas la douleur. Toutes les formes de souffrance m'atteignent dans tout l'éventail de mes capacités". Le bonheur n'est pas incompatible avec la souffrance. Par "bonheur", j'entends la capacité à trouver une signification, une satisfaction, dans l'accomplissement de soi
    Ethique et réciprocité.- L'asymétrie
    Comme le Pr Pélicier introduisait la remarque suivante: "Les situations qui appellent l'Ethique sont des situations asymétriques". Ricoeur répondait ainsi:
    Il est quand même très frappant de constater que les situations qui appellent l'Ethique sont des situations asymétriques. Je veux dire que, l'un, est le malade, et l'autre, le médecin. Où est la réciprocité là-dedans? Mais, vous avez une limite à la réciprocité, qui est l'insubstituabilité. Ce problème d'asymétrie me trouble beaucoup, parce qu'il est constant.
    3. -Ethique et exception
    Ricoeur:- Dans la mesure où la justice est une sorte d'égalité. Il s'agit, en effet, dans une situation radicalement asymétrique, de réintroduire le maximum possible de symétrie. Je me permets de dire que les problèmes vraiment difficiles de la morale ne sont pas de choisir entre le Bien et le Mal. Les cas bien plus difficiles sont ceux où l'on doit choisir entre le gris et le gris. C'est aussi choisir entre le Mal et le Pire. Ce que les juristes appellent les "hard cases", les cas difficiles, sont ceux que l'on ne voit pas sous quelle règle placer. Il faut donc inventer une sorte de règle "ad hoc". Autrefois, vous aviez (elle existe toujours) la jurisprudence, dans l'ordre juridique, mais aussi la casuistique, dans l'ordre moral. La casuistique a acquis une mauvaise réputation, parce que ce serait une façon de contourner les normes. Mais la vraie casuistique, c'est, justement, de créer des normes pour des cas singuliers. Ce que Aristote appelait "équité" pour la distinguer de la "justice". Dans la justice on connaît la règle, dans l'équité, il faut la trouver.
    4. Ethique et dogmatisme.- Promouvoir le plausible au sens de ce qui mérite d'être plaidé.
    Des médecins posent la question suivante: un enseignement de l'Ethique est il possible, d'autant qu'il s'agit de penser par soi-même? Voici la réponse de Ricoeur:
    Derrière l'émotion brute il faut retrouver la force argumentative enfouie dans les sentiments. Si on veut initier des jeunes, des enfants même, aux problèmes éthiques, il faut les faire réfléchir sur des cas: "Comment jugeriez-vous dans tel cas?" La question du dogmatisme doit être examinée. Il faut faire apparaître le côté plausible (au sens fort de ce qui mérite d'être plaidé) de plusieurs côtés. Je crois que c'est très important comme valeur éducative. Le danger inverse du dogmatisme est dans le scepticisme et le relativisme, qui sont des formes de défaitisme, face aux complexités de la vie. Comme je le disais, tout à l'heure, les choix difficiles sont entre gris et gris, et, plus encore, entre noir et plus noir.
   
    Ce dialogue est très éclairant quant au mode de pensée de Ricoeur. Les rapports de l'éthique et de la psychanalyse n'ont pas été suffisamment étudiés à mon gré. Ce sont essentiellement des philosophes qui s'en préoccupent comme par exemple Ricoeur. "Pas d'éthique avec la psychanalyse, s'interroge Jean-Paul Ricoeur, pas de sujet sans éthique, pourrait-on penser, et pas de sujet désirant, au sens de la psychanalyse, sans une éthique qui prenne en compte la dimension de l'inconscient".
   
    Le dialogue entre Ricoeur et Lévinas. La discussion et l'image de l'autre
    Les thèmes abordés sont l'éthique de la discussion, de l'image de l'autre et enfin la question de la morale positiviste selon Changeux
    -S.Reb..- L'intersubjectivité, la dimension éthique de la reconnaissance d'autrui. Certains auteurs estiment que ma réflexion, qui est comprise dans mon entreprise de parole avec d'autres, ne suffit pas encore à la véritable reconnaissance d'autrui. Il faut encore, estiment-ils, que la réflexion comporte une dimension éthique ou morale. Seul le respect éthique nous ouvre à l'autre comme autre, ainsi que le montrent notamment Paul Ricoeur et Emmanuel Levinas.
    -Paul Ricoeur estime que le sens d'autrui comme autre ne peut apparaître, au niveau de la conscience réflexive, que dans l'expérience éthique. S'inspirant de l'analyse kantienne de l'obligation morale -la personne est une fin en soi, pas seulement un moyen; le respect pour la loi morale est le respect universel de l'être raisonnable-, Ricoeur donc écrit ceci: "je ne puis limiter mon désir en m'obligeant sans poser le droit d'autrui à exister de quelque manière; obligation et existence d'autrui sont deux positions corrélatives. Il n'est pas possible que je reconnaisse autrui dans un jugement d'existence brute qui ne soit pas un consentement de mon vouloir au droit égal d'un vouloir étranger" (Sympathie et respect, Phénoménologie et éthique de la seconde personne dans Revue de métaphysique et de morale, oct.-déc. 1954).
    -E. Levinas estime également que, concernant autrui, l'éthique est une optique nécessaire. Son ouvrage, Totalité et Infini (1961), souligne la contradiction que renferme la compréhension d'autrui au sein d'un système. Le sens d'autrui est qu'il transcende mes concepts et mes prises de position, qu'il s'agisse de vision du monde, du mouvement de l'histoire ou de projet politique. Le sens d'autrui donnerait une idée de l'Infini!
    -Ricoeur invoque de fait une morale universelle, une capacité issue des trois grandes traditions judéo-chrétienne, des Lumières, et du romantisme -justice fondée sur l'amour, justice fondée sur la raison, justice fondée sur le rapport à la vie en nous et dans la nature environnante-.
    -Changeux à l'opposé de Ricoeur nous propose une morale positiviste qui est bien entendu très contestable. Que dit-il? "La tendance au cloisonnement disciplinaire accable nos institutions. Une morale universelle, pense-t-il, peut découler naturellement d'une connaissance de ce qu'est l'homme et son cerveau, cette connaissance devrait nous permettre de mieux nous orienter - je suis peut-être optimiste - sur ce que nous souhaitons faire de l'homme, sur le modèle que nous devons avoir en tête de l'homme dans la société et le monde à venir".
   
    Ricoeur et le bonheur de l'expression
    Relisons les textes de Ricoeur. Nous pouvons revoir avec un certain bonheur la pensée de Ricoeur dans un livre assez ancien intitulé "Paul Ricoeur L'Herméneutique à l'Ecole de la Phénoménologie dans la collection de Philosophie de l'Institut Catholique de Paris" en 1995. On y discute du concept d'identité narrative, entre mêmeté et ipséité: l'identité éthique requiert une personne comptable de ses actes. Cette réflexion doit éclairer l'éthique médicale. Ricoeur repère le projet global d'une existence dans cette chose qu'il nomme "L'unité narrative d'une vie". Dans ce texte Ricoeur aborde, ceci n'est pas aussi fréquent qu'on le dit, une lecture des grands textes religieux. Il nous expose ses convictions en quelques formules merveilleuses. Il repère dans l'héritage des religions du livre, essentiellement dans les sources du judéo-christianisme, un cercle de la parole vive et de la trace scripturaire. Il nomme aussi ce processus comme étant le cercle herméneutique de la parole et de l'écriture, cercle vertueux répondant au long dialogue entre Jérusalem et Athènes dont nous sommes les héritiers. "L'écriture croît avec ceux qui la lisent" nous dit Ricoeur. Le lecteur fût-il agnostique comme je le suis moi-même ne peut s'empêcher d'être sensible à un discours aussi émouvant.
   
    PHILOSOPHES ET PSYCHIATRES
    a) Phénoménologie et psychiatrie
    Comment donc à partir de la pensée phénoménologique chez le philosophe puis chez le psychiatre s'opère le cheminement vers la psychopathologie? Comment exploiter les ressources de l'analyse intentionnelle comme la tentative en a été faite dans la Daseinsanalyse? Ces précisions ont de l'importance dans la mesure ou la phénoménologie husserlienne a joué un rôle majeur dans l'histoire de la psychiatrie. Les concepts féconds sont la réduction transcendantale et l'intentionnalité? Voyons d'abord la réduction transcendantale. L'acte de réduction découvre la relativité de ce qui apparaît à la conscience opérante: cette relativité décrit très exactement la phénoménologie. "La réduction phénoménologique est le résultat d'une attitude sceptique. C'est la distinction, la scission, dans l'objet même, entre son en soi prétendu c'est-à-dire la prétendue chose en soi et son apparaître pur". Voici encore une autre façon d'aborder cette question: c'est le sens comme donné. Fabriquer des abstractions nous mène à dénaturer le sens du sens. Nous avons sans aucun doute besoin d'actualiser ce concept à tous les instants de la démarche psychiatrique. Quant au concept d'intentionnalité il nous dit quelque chose à propos de la conscience. Etre conscient c'est toujours être conscient de quelque chose. L'intentionnalité est une donation de sens, c'est l'acte de prêter un sens.
    Il y a certes plusieurs Husserl. Mais la leçon du philosophe tourne autour de ces deux concepts si riches pour une psychiatrie inquiète du sens des choses de la vie psychique.
    b) Paul Ricoeur et la psychiatrie
    Ricoeur et le pont suspendu vers la psychiatrie
    On peut lire quelques unes des réflexions de Paul Ricoeur sur la psychanalyse dans ses deux livres de 1965-69: "De l'interprétation Essai sur Freud" en 1965 et "Le conflit des Interprétations Essai d'herméneutique" en 1969. Ces textes de Ricoeur ont suscité pas mal d'animosité essentiellement de la part des psychanalystes lacaniens. Beaucoup de critiques étaient justifiées. Ainsi par exemple manquera-t-il toujours au philosophe ce que le psychiatre connaît à savoir une connaissance intime de la souffrance humaine. Mais enfin d'un autre côté ai-je très souvent observé dans le monde des psychanalystes une propension détestable à s'imaginer détenteur de l'ensemble des savoirs et à s'en attribuer la sapience avec une étonnante présomption. Nous nous souvenons à ce sujet du merveilleux texte de Cocteau: "Puisque ces mystères nous dépassent feignons d'en être l'instigateur". C'est ainsi d'ailleurs, grâce à ce critère particulier, que nous pouvons aujourd'hui distinguer les analystes sérieux des dilettantes. L'analyste sérieux est celui qui respecte l'existence à côté de lui, en dehors de lui, d'un champ philosophique précieux capable de lui apporter quelques lumières.
    Je retiens essentiellement cette leçon de Ricoeur quand il scrute la psychanalyse: la problématique de la téléologie. J'ai retenu sa méditation sur les rapports tendus entre l'archéologie et la téléologie dans l'histoire du psychisme.
   
    Bibliographie
    Paul Ricoeur, = "De l'interprétation Essai sur Freud", Le Seuil, 1965
    Paul Ricoeur, = "Le conflit des Interprétations Essai d'herméneutique", Le Seuil 1969
    Paul Ricoeur, = "A l'Ecole de la Phénoménologie", Vrin, 1986,
    La revue Esprit = Numéro spécial consacré à Ricoeur, 7-8 juillet-août 1988
    Paul Ricoeur, = La Métaphore vive (Seuil, 1975)
    Paul Ricoeur, = Temps et récit (trois volumes, Seuil, 1983-1985).
    Edmund HUSSERL Recherches Logiques Tome second (Ideen)
    Edmund HUSSERL Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance, PUF trad. Hubert Elie, 1962 (les pages "Conscience comme vécu intentionnel etc.")
    Edmund HUSSERL Leçons pour une Phénoménologie de la conscience intime du temps, PUF trad. Henri Dussort, 1964 (Voir pages: 152sq. & 159sq.).
    "A l'Ecole de la Phénoménologie" Vrin 1986
    Paul Ricoeur L'Herméneutique à l'Ecole de la Phénoménologie dans la collection de Philosophie de l'Institut Catholique de Paris, édition Beauchesne 1995.
    Revues
    "Kant et Husserl", p.229, conférence prononcée à Strasbourg 1954-1955
    La revue Esprit = Numéro spécial consacré à Ricoeur, 7-8 juillet-août 1988
    "Philosophie Institut Catholique de Paris Paul Ricoeur L'Herméneutique à l'Ecole de la Phénoménologie"
    Temps et Récit, Paul Ricoeur, thème repris dans le numéro spécial de la Revue Esprit en juillet 88)
    Sympathie et respect, Phénoménologie et éthique de la seconde personne dans Revue de métaphysique et de morale, oct.-déc. 1954
   
    Annexe:
    A propos des médias. Des gens se sont autoproclamés éducateurs du peuple sans détenir le moindre mandat pour cela. Ce jugement peut s'appliquer aussi bien aux grandes chaînes de la télévision qu'à l'actuelle radio France-Culture dont la dégradation est manifeste. Ricoeur s'exprime ainsi: "Des intellectuels et des philosophes sont de plus en plus souvent invités sur les plateaux de télévision. En réalité il existe plusieurs niveaux de discours philosophique et la télévision est un créneau parmi d'autres". Ricoeur a déclaré "qu'il craignait, qu'il était choqué que pour des raisons de marché et d'audience, des gens des médias se soient autoproclamés éducateurs du peuple sans détenir le moindre mandat pour cela. Il est légitime que des philosophes soient présents sur les plateaux ne serait-ce que pour retourner cette médiatisation contre ceux qui s'en servent indûment et y exercer leur rôle critique à l'égard d'une éducation, si tant est qu'on puisse encore l'appeler ainsi, transformée en marchandise".
   
   
   



Dr Ludwig Fineltain