Bulletin de psychiatrie
(parution semestrielle ou annuelle)
Bulletin N°24
Edition de mars 2017
   Mise à jour en mai 2017 version 010517

Approche philosophique de la psychiatrie


Dr Ludwig Fineltain
Neuropsychiatre
Psychanalyste
Paris

E-mail: fineltainl@yahoo.fr
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Lacan, Male et Ey

L'UNAFOR
Formation des mandataires judiciaires
Place Saint-Georges 30/31 mars 2017 PARIS
"Psychiatrie et mesures de protection: quelle articulation choisir?"
"Approche philosophique de la psychiatrie moderne"
Dr Ludwig Fineltain
Neuropsychiatre Psychanalyste

"A noter qu'un drame imprévu s'est produit au cours de la conférence qui laisse un parfum d'amertume bien que les conséquences furent plutôt satisfaisantes"



    Plan
    Approche philosophique de la psychiatrie moderne
    Introduction
    I.- Données de base de la psychiatrie
    Des soins.
    Des contentieux.-
    Des dates
    II. La psychiatrie au jour le jour
    1)Les traitements.
    2)Le secret est important.
    3)La formation des psychiatres est un grand souci.
    4)La psychanalyse vit sa vie dans des chapelles
    5)On sollicite beaucoup l'expertise psychiatrique.
    III. La leçon des lois de 1838 à 2016
    Les objectifs des pouvoirs publics
    Quelques remarques sur les lois
    Retraçons l'aventure des lois antérieures de 1990 à 2013
    La loi santé de janvier 2016
    La judiciarisation
    Les protections juridiques
    IV.- Des questions philosophiques
    Examinons 4 topiques de la réflexion philosophique:
    1° Le destin de la psychiatrie. Psychiatrie et philosophie
    2° Notre corps et notre esprit nous appartiennent-ils?
    3° Qu'est-ce que l'identité?
    4° La pédagogie de l'éthique.
    Conclusion

   
    Introduction
    L'histoire récente de la psychiatrie nous permettra d'accéder aux thèmes épistémologiques et philosophiques de cette discipline.
    L'évolution du droit de la psychiatrie va dans le sens d'un plus grand respect des libertés du patient. Mais dans le même temps la responsabilité éthique et scientifique du médecin demeure considérable. Un diagnostic résulte d'un colloque singulier et non pas d'une machinerie collective.
    Les attentes des gens sont variées. Elles évoluent comme un billard à 3 ou 4 bandes. Le public veut tout à la fois la qualité des soins, la liberté et la sécurité. Les attentes des médecins libéraux sont très différentes de celles des hospitaliers? Autrefois dans les années 60 c'était assez simple: on trouvait des psychiatres seulement dans les hôpitaux régis par la loi des internements de 1838 ou à l'AP ou dans les hôpitaux généraux ou encore dans quelques cliniques dites Maison de Santé. Le psychiatre hospitalier réclamait une procédure facilitant le cheminement des soins mais aussi un plus grand confort professionnel.
    Avant de poursuivre voici quelques mots à propos de mon cursus qui fut assez varié. J'ai été "mixte", Psychiatre des Hôpitaux-chef de service dès 72, au contact des adultes mais aussi des enfants mais aussi psychiatre libéral. Et je suis bien entendu psychanalyste. J'ai fait quelques expertises. Je continue d'exercer un petit peu. Vous aurez noté que je suis neuropsychiatre et non psychiatre et certains d'entre vous connaissent ce titre bien qu'il ait totalement disparu.
    Je me propose de survoler I) l'histoire de la psychiatrie, II) la psychiatrie au jour le jour, III) la leçon des lois psychiatriques avant de donner un aperçu de IV) l'approche philosophique
    I.- Données de base de la psychiatrie
    Des dates.- Je vous propose quelques dates remarquables qui sont en somme des lieux de mémoire de la psychiatrie:
    - En juin 1838, avec le Roi Louis-Philippe, la loi des internements inaugure une forme de rationalité des soins psychiatriques
    - En 1945 la psychanalyse débarque dans les services psychiatriques au travers de la psychothérapie institutionnelle
    - En 1960, les premiers neuroleptiques font disparaître la violence et la contention.
    - En mars 1960 une circulaire consacre le concept de psychiatrie de secteur
    - En 1969 la neuropsychiatrie est définitivement scindée en deux spécialités: la psychiatrie et la neurologie
    - Entre 1972 et 1990 l'extrahospitalier est généralisé mais en contrepartie apparaissent les "homeless". Je considère qu'un désir idéologique de "désinstitutionnaliser" a laissé des psychotiques à l'abandon! Des places d'hospitalisation de psychoses délirantes au long cours devraient être préservées.
    Des soins.- Une étude récente nous dit ce qu'on soigne dans les institutions? Les diagnostics sont: les épisodes et troubles dépressifs à 18%, des troubles névrotiques à 17,6%, des troubles schizophréniques 14,3%. En outre chaque année 200000 personnes font une tentative de suicide et 11000 en meurent. La schizophrénie, parmi les nombreuses psychoses, est donc vraiment le mal du siècle. 5 à 600000 personnes en France sont concernées. C'est une pathologie fréquente. D'une façon générale les patients sont peu aidés. Les aidants familiaux sont presque la règle. Le jeune frère d'un schizophrène disait "Pourquoi dans mon collège il y a eu une cellule psychologique et dans ma famille il n'y a rien"
    Des contentieux.-
    -Le secteur dépérit. Ce dépérissement de la doctrine de la psychiatrie de secteur obéit à des raisons complexes
    -La spécialisation psychiatrique a changé de forme. L'Internat des Hôpitaux psychiatriques a disparu au profit de l'internat universitaire (1982-2005). Presque en même temps, en 1992, la spécialisation d'infirmier de secteur psychiatrique a cessé d'exister.
    - Dernière topique on ne peut pas dire qu'il manque de psychiatres en France. Ils sont 12 à 15000 ce qui est considérable. Par contre il en manque dans les hôpitaux: en janvier 2016 il y a 5450 praticiens hospitaliers. C'est certainement insuffisant. Je fais le vœu qu'on rende un certain lustre aux hôpitaux publics!
    II. La psychiatrie au jour le jour
    Examinons 5 sujets complexes: les traitements, le secret médical, la formation permanente, le destin de la psychanalyse, les expertises
    1) Les traitements. Au fil des années d'une carrière bien remplie je regrette de n'avoir pas assisté à la résolution du problème de la schizophrénie. Et je me fais même ce reproche de n'y avoir pas assez concouru. On parle aujourd'hui abusivement des molécules antipsychotiques alors que nous n'avons à ce jour que des neuroleptiques atypiques.
    2) Le secret est important. J'ai toujours préféré un secret médical strict. Quand je reçois un haut fonctionnaire en psychothérapie je m'entoure de mille précautions et, vous le savez bien, le secret concerne aussi bien les relations avec les autres médecins traitants de mon patient. Mais bien entendu il y a des entorses légales au secret au cours des procédures d'hospitalisation psychiatriques contraintes et des expertises médico-légales (dans un service hospitalier bien entendu les échanges entre médecins et infirmières relèvent du secret partagé).
    3) La formation des psychiatres est un grand souci. La psychiatrie est une discipline d'une difficulté exceptionnelle (minimum médecine + 4 ans) et cependant elle demeure le dernier choix dans le cursus des étudiants. La disparition de l'internat spécialisé en psychiatrie a-t-il été une bonne ou une mauvaise nouvelle? Il m'est difficile de donner un avis. D'une façon générale la formation des psychiatres, depuis 20 ans, n'est ni bonne ni mauvaise: elle est inégale. Mais un très grave problème compromet la formation des psychiatres, c'est le niveau du corps enseignant qui est scandaleusement faible en particulier à Paris. Je n'en dirai pas plus pour ne pas me faire trop d'ennemis! Par exemple le public des jeunes spécialistes se tourne de préférence vers les congrès américains.
    Le DPC ou Développement Professionnel continu des psychiatres en exercice est devenu un enjeu entre des forces obscures. Il s'organise difficilement et il y a des disputes dans l'air! Les syndicats de psychiatres veulent qu'on reconnaisse leur rôle pour choisir les contenus scientifiques des DPC. Je défends une conception totalement opposée. J'estime que les syndicats de psychiatres n'ont absolument aucune compétence pour donner le la en matière de DPC.
    4) Quelques mots sur la psychanalyse. Elle vit sa vie dans des chapelles un peu conflictuelles que vous connaissez tous. Remarquons la désaffection pour la psychanalyse dans le monde entier, à l'exception de la France et de l'Argentine, au profit des thérapies cognitivo-comportementale. Que dire de cela? La psychanalyse est arrivée en France assez tard essentiellement en 1945. L'évolution des psychothérapies est un souci mais ce n'est pas une tragédie. J'ai quant à moi une grande affection pour la psychanalyse. Je suis heureux d'avoir connu de grands esprits comme Serge Lebovici.
    5) Enfin de nos jours on sollicite beaucoup l'expertise psychiatrique. C'est une discipline exigeante enseignée aux médecins après le doctorat. Le médecin expert doit s'aider dans sa mission expertale des méthodes scientifiques les mieux adaptées. Je préconise de toujours invoquer dans les conclusions les 3 classifications psychiatriques sérieuses: la psychiatrie française, les DSM et la CIM-10.
    Les diagnostics proposés par l'expert doivent être explicités au juge afin qu'il n'en fasse pas un usage maladroit. Souvenez-vous de ces 2 exemples, l'affaire d'Outreau avec le pataquès à propos du concept de crédibilité et de mythomanie et d'autre part la proposition du syndrome d'aliénation parentale qui a été finalement contesté. L'expert ne doit absolument pas s'asseoir dans le fauteuil du juge. Mais il faut donner au juge des outils pour mieux utiliser les experts, par exemple en accroissant les cours de psychiatrie donnés aux juges. J'ajoute que la fonction de Psychiatre des Hôpitaux n'est pas du tout suffisante pour devenir expert médico-légal. Il faut pour cela absolument posséder l'un des diplômes d'expert notamment le diplôme de Réparation Juridique du Dommage Corporel!
    La leçon des lois de 1838 à 2016
    Nous voyons une nouvelle loi tous les 15 ans! Pourquoi? Parce que la maladie mentale est une zone obscure dans notre commune destinée. Parce que la psychiatrie est autant une affaire d'État qu'une affaire de science!
    Il y a le problème des objectifs et celui des internements.
    Les objectifs des pouvoirs publics
    Les objectifs sont énoncés dans la loi de santé publique d'août 2004: Diminuer de 10% le nombre de psychotiques chroniques en situation de précarité. Diminuer de 20% le nombre de personnes présentant des troubles bipolaires, dépressifs ou névrotiques non reconnus.
    Quant aux internements vous en avez tous suivi les avatars dans les différentes lois d'hospitalisation sous contrainte, depuis celle du roi Louis-Philippe, la loi du 30 juin 1838, jusqu'à celle de juin 1990, de 2011 et de 2016.
    Souvenons-nous enfin de l'objectif remarquable précisé en 1990 dans la proclamation américaine: la "Décennie du cerveau".
    Quelques remarques sur les lois
    Retraçons l'aventure des lois antérieures de 1990 à 2013
    Vous vous souvenez de l'esprit de la loi de juin 1990. Son vœu c'était d'abolir la loi de juin 1838 qui protégeait insuffisamment les libertés individuelles. On redoutait les internements abusifs. Il y avait donc l'Hospitalisation Libre ou HL, l'Hospitalisation Sur Demande d'un Tiers ou HDT. C'est à cette époque que nait la requête que dis-je l'obligation des deux médecins certificateurs qui m'avait beaucoup agacé. Depuis cette loi je n'ai plus jamais signé de certificat d'HDT. Et enfin l'hospitalisation d'office ou HO
    On y précisait le mieux possible les TRANSPORTS URGENTS, ceux des ambulanciers et des sapeurs-pompiers. La question des transports m'a toujours paru importante. Cette affaire doit être réglée au mieux entre le médecin prescripteur, le patient, la famille et le duo des ambulanciers à qui on délivre un certificat spécifique (transport pour malades agités). C'est un problème difficile qui n'est pas encore correctement résolu.
    Entretemps la loi Kouchner stipulant le droit d'accès au dossier du patient du 4 mars 2002 a été remarquable malgré des difficultés spécifiques en psychiatrie.
    Dans les lois de 2011-2013, les 4 modalités de soins psychiatriques sans consentement (SSC) sont redéfinies
    - soins sur décision du directeur d'établissement de santé (SDDE):
    - soins psychiatriques à la demande d'un tiers, en urgence ou non (SDT ou SDTU),
    - soins psychiatriques en cas de péril imminent sans tiers (SPI), de l'Art. L. 3212-1
    - soins psychiatriques sur décision du représentant de l'État (SDRE).
    On insiste mieux qu'avant sur l'obligation de réaliser un examen somatique complet par un médecin, dans les 24h suivant l'admission. Ça c'est important. Les soins somatiques sont très souvent négligés. Cela découle de quelque chose de dommageable que je nommerais faute de mieux l'idéologie de la psychiatrie pure. Je veux parler de la tentation de considérer que le patient est porteur de la seule affection psychiatrique aux dépens des autres. Je me souviens d'un collègue, chef de service, qui croyait naïvement qu'un psychotique était moins souvent atteint d'affections somatiques! Il appelait ça le balancement somatopsychique. Je n'accepte pas cette conception. Je pense personnellement que le bon psychiatre dans l'esprit d'une double écoute devrait cultiver une nostalgie de la médecine générale.
    La loi santé de janvier 2016
    Vous connaissez sans doute mieux que moi la loi de modernisation du système de santé de janvier 2016. On y affirme l'importance des Associations d'Usagers. C'est un progrès! Cette loi surtout confirme le certificat unique d'urgence L.3212 du Code de Santé que je trouve très utile. Je l'ai tellement réclamé que je me dispense de le commenter. A côté de cela il faut certainement prohiber les hospitalisations libres contraignantes.
    Je doiis dire que connaissais mal le terme de "Mandataire Judiciaire" ou de "Mandataire de Justice" qui pourtant existe en somme depuis quelques 7 ou 8 ans. Le terme me rappelle le "mandataire ad litem" de jadis.
    La judiciarisation
    D'une façon générale nous observons une progressive judiciarisation de la psychiatrie. D'une part on veut humaniser les rapports entre le malade mental et la société. Mais en contrepartie nous avons des effets indésirables. Quand on rend les internements difficiles on crée ce qu'à New-York on appelle des "homeless" c'est-à-dire des SDF. Nous voyons que des psychotiques sans soins peuvent se transformer en clochards dans certaines rues de Paris. J'ai vu encore hier soir une pauvre clocharde délirante dans la rue Caumartin près de chez moi!
    La tendance actuelle est le contrôle systématique du juge pour garantir les libertés individuelles et faire cesser le régime d'exception des lois antérieures de 1838 et de 1990. Donc nous voyons l'intrusion de la Constitution en son article 66: "Nul ne peut être arbitrairement détenu". Le soin psychiatrique rejoint le droit commun. Les patients en hospitalisation complète sur demande d'un tiers ou sur décision du représentant de l'État sont auditionnés par le Juge des Libertés et de la Détention dans les 15 premiers jours suivant leur admission.
    La "judiciarisation" s'accroit donc avec les lois récentes. Les familles souhaitent que l'hospitalisation ou le déclenchement des soins soient facilités. Mais le grand public, effrayé par l'affaire de Pau de décembre 2004, veut en outre un contrôle rigoureux de l'hospitalisation. Il existe donc une contradiction. Je pense qu'il faut une clarification. Pour nous autres médecins: le principe fondamental est le "primum non nocere". Nous devons faire la balance des bénéfices et des risques. C'est la clinique qui guide aussi bien mes prescriptions que les soins contraints.
    Mon dicton: Une psychiatrie où n'existerait aucun soin contraint ne serait pas la psychiatrie!
    Les protections juridiques
    Les protections comme les modalités de la tutelle et de la curatelle vous intéressent tous. Dans la loi de février 2015 la requête pour un placement sous protection juridique, sauvegarde de justice, curatelle ou tutelle, requiert comme jadis le certificat médical d'un médecin inscrit sur la liste du procureur de la République mais désormais le médecin traitant peut être consulté.
    Notons que la curatelle pour prodigalité a beaucoup évolué. Une affaire récente, très célèbre, a permis la confrontation des avis à propos de la détérioration mentale et de la simple prodigalité capricieuse.
    J'ai quant à moi un faible pour la sauvegarde de justice. C'est une mesure de protection sans doute assez élémentaire qui intéresse le psychiatre libéral, que je suis désormais, beaucoup plus que le psychiatre hospitalier.
    IV.- Des questions philosophiques
    Les théories explicatives des troubles psychiques ainsi que la réflexion philosophique collent aux semelles du psychiatre comme de la glu.
    Examinons 4 topiques de la réflexion philosophique:
    1° Le destin de la psychiatrie
    2° Notre corps et notre esprit nous appartiennent-ils?
    3° Qu'est-ce que l'identité?
    4° La pédagogie de l'éthique.

Les 4 topiques de la réflexion philosophique

    1°question.- Le destin de la psychiatrie
    La psychiatrie, pour devenir autonome, a du se distinguer d'abord de la philosophie et de la psychologie et puis ensuite elle a du se séparer des neurologues. Les psychologues eux-mêmes jadis s'étaient émancipés de la tutelle des philosophes (les maîtresses aux doigts crochus sont donc les neurologues et les philosophes!).
    L'autonomie de la psychiatrie résulte d'abord de la richesse accumulée de son corpus scientifique depuis les Ferrus et les Falret en 1830. Mais il existe aussi un point de vue pratique qui justifie la division en 1967 en deux spécialités distinctes, la neurologie et la psychiatre. On ne pouvait pas maîtriser en même temps ces deux énormes disciplines si éloignées l'une de l'autre.
    Des principes fondamentaux gouvernent la psychiatrie. La psychiatrie sera synthétique et syncrétique ou ne sera pas. Synthétique parce qu'elle requiert la conjonction de sources fondamentales: la sémiologie et la nosologie psychiatrique, la psychopharmacologie, la psychanalyse et la connaissance des règlements de l'institution psychiatrique. Syncrétique parce que les données historiques en psychiatrie jouent un rôle considérable. Le délire palingnostique décrit par le Pr Lévy-Valensi en 1927 est toujours d'actualité.
    Mais bien entendu l'évolution actuelle de la psychiatrie est de plus en plus technique. Le DSM, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders ou Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux a envahi la planète. Il est présenté comme a-théorique et syndromique. En réalité une posture a-théorique en psychiatrie est un genre de théorie. Je pourrais le démontrer si vous me donnez 24 heures. Moi, je trouve certainement que le DSM est très utile mais il ne me suffit pas. Pourquoi? Parce que nous disposons toujours de la très riche psychiatrie dynamique classique qu'Henri Ey nous avait fort bien rappelée dans son Manuel et dans l'Encyclopédie Médico-Chirurgicale.
    La psychiatrie et la philosophie
    J'ai réfléchi depuis longtemps aux liens fraternels inévitables entre psychiatrie et philosophie. On ne peut ni éviter ni esquiver ce questionnement. Tout a commencé avec les phénoménologues comme Karl Jaspers (il était tout à la fois philosophe et psychiatre) et surtout avec feu mon ami le Dr Henri Ey, l'auteur du célèbre Manuel de Psychiatrie. Il nous disait que la psychiatrie s'occupe de la maladie mentale qui altère l'homme dans son humanité définissant ainsi "une pathologie de la liberté".
    Les psychiatres et les philosophes peuvent se parler! Pourquoi le souci philosophique chez le psychiatre? C'est d'après moi une aide indispensable pour comprendre et préciser les principaux concepts de la psychiatrie. Le philosophe dit au psychiatre quelles sont les limites de son art et lui enseigne des conduites de précaution contre les dérives et les dérapages. En outre la réflexion critique est une bonne posture philosophique contre les doctrines psychiatriques figées c'est-à-dire contre le dogmatisme.
    En outre des diagnostics psychiatriques et des formes de traitement peuvent être influencés par des théories philosophiques en particulier à propos du traitement des syndromes borderline.
    2° question.- Notre corps et notre esprit nous appartiennent-ils?
    C'est une question que nous devons poser. On pose généralement la question en considérant que notre corps et notre esprit sont à la fois des choses ordinaires et des essences quasiment divines. Il en résulte, en droit, un conflit entre l'empirisme et le nestorianisme juridique (doctrine christologique décrivant deux personnes l'une divine et l'autre humaine, coexistant en Jésus-Christ). Les positions humanistes du législateur sont parfois contestées dans le milieu juridique lui-même. Mais surtout les positions françaises diffèrent de celles des pays anglo-saxons qui développent davantage l'idée d'une propriété de l'individu sur son propre corps. C'est la thèse extrême que développent les "libertariens" aux États-Unis.
    Comment raisonne-t-on en France? Notre raisonnement est celui-ci. Le corps est la personne même: il n'est pas une chose. "Personne n'est propriétaire de ses propres membres". Les médecins français hésitent à dire toute la vérité aux malades.
    Dans la doctrine française le risque est dès lors incontestable d'autoriser en psychiatrie l'arbitraire de l'état. Dans cet esprit la France s'est dotée de lois de bioéthique en juillet 1994 alors qu'aux États-Unis ces questions sont réglées par la voie jurisprudentielle. Et dans le même esprit en déc. 1976 la loi Caillavet du don d'organes avait confié le corps à la solidarité nationale.
    Eux, les anglo-américains, ont une conception beaucoup plus autonomiste. L'homme possède une sorte de droit de propriété sur son corps. Est-ce une conséquence lointaine de l'Habeas Corpus? Je ne le sais pas. Les juges qui défendent l'individu et son corps sont au-dessus de l'autorité politique, policière et administrative. Dans l'Affaire Moore un laboratoire avait prélevé des cellules précieuses sur le patient et la cour d'appel de Californie le 31 juillet 1968 a décidé que l'homme avait un véritable droit de propriété sur les produits de son corps.
    Or la civilisation anglo-saxonne n'est pas plus rude que la nôtre! Ils ont promu les libertés individuelles en même temps que nous. Nous ne sommes pas les seuls héritiers de la Philosophie des Lumières. Je me souviens avec une certaine émotion que les mathématiciens et les psychiatres anglais avaient mieux perçu et plus rapidement que nous-mêmes les crimes de la psychiatrie soviétique en 1980. Autant que nous et même plus que nous, les Anglo-Saxons sont allergiques aux atteintes aux droits de la personne et du corps.
    Les conceptions française et anglo-saxonne diffèrent donc sensiblement. Mais elles tendent à se rapprocher l'une de l'autre. Ainsi depuis peu en France affirme-t-on avec force le principe d'autonomie. Par exemple le Rapport Evin de juin 1996 requiert l'information des patients et le consentement du patient, bref des droits accrus des patients face aux devoirs des médecins. Alors que dans mes souvenirs d'internat on imposait d'emblée un traitement aux psychotiques.
    3° question.- Qu'est-ce que l'identité?
    Quand j'applique une procédure coercitive je me pose la question "Qui est donc mon patient? Quelle est l'épaisseur de son identité?" "La mêmeté ou l'ipséité?"
    La question de l'identité narrative se pose au psychiatre.
    Les médecins s'interrogent sur la dimension temporelle de l'identité. J'explique ainsi la réticence à énoncer la vérité du mal aux malades. Quelle sorte de vérité est bonne à dire aux patients? La plupart de nos collègues, en particulier les psychiatres, ne souhaitent pas dire toute la vérité tout de suite aux patients. Comment raisonnent-ils? "Laissons du temps au temps, laissons au malade le temps de reconstruire son identité, de redevenir lui-même alors qu'il n'est plus le même. Un homme est une histoire. Son être se meut dans le temps. Son consentement aux soins peut varier et il s'inscrit dans une temporalité constructrice à partager avec les soignants.
    Si je ne suis pas le même qu'hier c'est en raison de l'écoulement naturel du temps. Si je m'oppose à une telle conception je risque alors de nier l'historicité de la personne.
    Dans un langage plus philosophique je dirais: "Qu'est-ce que l'identité?". Est-ce la mêmeté ou l'ipséité? Je m'explique. Est-ce la mêmeté, c'est à dire le fait de persévérer dans son être? La mêmeté évoque le caractère du sujet dans ce qu'il a d'immuable comme les empreintes digitales ou l'ADN. Ou bien est-ce l'ipséité c'est-à-dire la singularité qui nous dit qu'une personne demeure "elle-même", le fait qu'une personne est unique et absolument distincte d'une autre. L'ipséité dit quelque chose de la temporalité, de la promesse. Ricœur en 1985 nous dit ceci avec un certain bonheur de l'expression: "l'identité narrative, constitutive de l'ipséité, peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d'une vie. Le sujet apparaît alors constitué à la fois comme lecteur et scripteur de sa propre vie"
   
   Si vous me permettez une facétie, avec la mêmeté la vie c'est toujours le même disque tandis qu'avec l'ipséité la vie c'est une promesse
    4° question.- Du bon usage de l'éthique.
    Peut-on enseigner l'éthique? Ce sont les cas particuliers qui soulèvent les plus grands problèmes. Les cas difficiles se situent entre le gris et le gris, entre le mal et le pire. Il faut réfléchir sur des cas particuliers et faire apparaître le côté plausible au sens de ce qui mérite d'être plaidé et applaudi. Si on veut initier des jeunes gens aux problèmes éthiques, il faut les faire réfléchir sur des cas cliniques concrets: "Comment jugeriez-vous dans tel cas?" On lui soumettrait ce cas clinique: "Que feriez-vous pour respecter la liberté de ce patient qui pourtant dans un élan délirant aspire de façon métaphorique à se détruire? Un patient schizophrène en Hôpital de Jour avait dit à un de mes attachés: "Je sais maintenant que je suis immortel". Ce collègue n'a pas renforcé l'hospitalisation et il l'a laissé sortir! Ce médecin n'a pas su choisir entre le respect de la liberté et la rigueur du soin.
    Conclusion
    Mesdames, Messieurs, Je souhaite vous avoir aidé à approfondir ce sujet qu'on pourrait aussi nommer: "Qu'est-ce que la psychiatrie?".
    Merci
   

Questions - Discussions
    Réflexions juridiques. Le corps est donc la matière unie à la personne. Le corps et la personne forment la personne physique. Le corps n'existe donc pas en soi pour le droit civil; il est indissociable de la personne. Il est le "substratum de la personne" J. Carbonnier, Droit civil, 1/ les personnes janvier 2000, p.19. Cf.p.20: "parce qu'il est la personne elle-même, le corps échappe au monde des objets, au droit des choses même vivantes. Il a, en quelque manière, un caractère sacré." L'idée même que l'individu puisse disposer d'un droit sur son propre corps était déjà réfutée par des juristes du siècle dernier, comme Savigny ou Ihéring. Sur ce point, cf. X. Dijon, Droit naturel, t. 1, les questions du droit, p. 135 et suivantes. Une telle conception conduirait notamment à reconnaître un droit au suicide et mettrait sur un même plan le droit de propriété, qui concerne l'action individuelle vers l'extérieur, et un droit sur soi-même.
    Réfléchir à la question de la propriété de son corps. C'est un débat entre l'empirisme et le nestorianisme juridique (le nestorianisme est une doctrine christologique affirmant que deux personnes, l'une divine, l'autre humaine, coexistent en Jésus-Christ). Les positions humanistes des juristes et du législateur ressemblent parfois à une logique quasi religieuse. Ces positions sont parfois contestées par le milieu juridique français lui-même. En outre les positions françaises diffèrent parfois de celles de l'étranger. Ainsi, une influence anglo-saxonne tend à développer davantage l'idée d'une propriété de l'individu sur son propre corps. La conception la plus extrême de la propriété du corps est celle des "libertariens" américains.
    Autres thèmes de discussions.
    Réfléchir à la scientificité de la psychiatrie.
    La scientificité en psychiatrie. Conceptualisation de l'opposition entre l'événement et la structure. Il y a deux espaces de sens en psychiatrie: l'un d'entre eux est la source de modèles et l'autre est l'objet d'une méthode herméneutique. Trois critères prévalent: la psychiatrie est scientifique par sa visée, son objet et sa méthode. La visée consiste en une construction de modèles cohérents et efficaces des phénomènes, si du moins on sait repérer des faits psychiques pertinents.
    Il est requis d'accroître le pouvoir intégrateur des théories, d'augmenter la capacité auto-organisatrice d'un corps de propositions, de renforcer la cohérence interne, la non-contradiction, l'interdépendance entre ses éléments, l'augmentation de la compétence par le pouvoir explicatif et anticipateur. Enfin la psychiatrie est confrontée aux critères classiques de la "falsifiabilité" ou de la réfutabilité, de la vérification diffuse, de la généralité et du rejet du dogmatisme.
    1) Karl Popper a mieux que quiconque développé les thèmes de la scientificité.
    Karl Popper, le maître de la "Logique de la découverte scientifique", réserve au psychisme humain, à la subjectivité et à la socio-culture une place prépondérante dans sa théorie des trois mondes en interaction. Il a pris très tôt ses distances vis-à-vis de l'empirisme logique du Cercle de Vienne. Il nous apparaît depuis longtemps comme un interlocuteur privilégié dans la perspective d'un dialogue entre les sciences exactes et les sciences humaines.
    2) Notons que pour Freud il existe un déterminisme psychique presque absolu. Freud a écrit: "On sait que beaucoup de personnes invoquent à l'encontre d'un déterminisme psychique absolu, leurs convictions intimes de l'existence d'un libre arbitre. Cette conviction refuse de s'incliner devant la croyance au déterminisme". Le déterminisme psychanalytique peut donc constituer un argument très contestable.
    Des anti-psychanalystes genre Onfray ou Debray-Ritzen se sont beaucoup exprimés à ce sujet. Jacques Bouveresse fait remarquer que la psychanalyse se rapprocherait beaucoup plus de la "magie concrète" que de la science, en raison, précisément, de ses positions favorables à un déterminisme strict excluant le hasard. La critique des "développements scolastiques" négligeant les "secondes causes" se retrouve aussi chez Pierre Debray-Ritzen. Mais on a beaucoup stigmatisé chez cet auteur l'excès de scientisme et la faiblesse des raisonnements dans le domaine psychiatrique. D'autres auteurs comme Borch-Jacobsen et Sonu Shamdasani critiquent la propension chez les analystes à "ignorer systématiquement les travaux des autres chercheurs et le refus de s'ouvrir à leurs critiques". C'est vraiment une critique de grande valeur. Beaucoup de psychanalystes font preuve de fatuité et de présomption en négligeant les autres sciences. Je dirais alors que ce sont aussi de piètres psychanalystes Kandel en 1999, prix Nobel de médecine nous dit: "Ainsi, à l'inverse de formes variées de thérapies cognitives et d'autres psychothérapies, pour lesquelles des preuves objectives et irréfutables existent maintenant - à la fois en tant que thérapies isolées ou en tant qu'additions au traitement pharmacologique - il n'y pas de preuve irréfutable, à part des impressions subjectives, que la psychanalyse est meilleure que la thérapie non analytique ou le placebo." Je trouve que cet avis est très contestable.
    D'après moi une conception loyale de la science doit être capable d'assumer de nouveaux protocoles expérimentaux. Personnellement je crois que les critères de scientificité proposés par Karl Popper se heurtent au mur du "cercle herméneutique". Il convient de modifier les critères de scientificité dès lors qu'un mode de connaissance ou de traitement requiert absolument un "cercle herméneutique". Il faut absolument réfléchir aux rapports entre la psychanalyse et la question de la réfutabilité pour être convaincu du caractère scientifique de la méthode interprétative. Je dirais surtout que la psychanalyse est fondée et alimentée par la clinique.
    3) Certaines personnes soulèvent également la question: "La psychiatrie est-elle scientifique?". Encore une fois on peut dire que la psychiatrie est fondée et alimentée par la clinique.
    4)On peut poser plusieurs questions quant à la scientificité d'une spécialité médicale. J'ai coutume d'énoncer un dicton, qui ne fait rire que moi, mais enfin je le trouve assez bon. Le voici: "Je ne crois pas du tout aux cardiologues ni à la cardiologie jusqu'au jour où j'en aurai besoin." Je ferais le même raisonnement à propos de la psychiatrie.
    5) Une question sans réponse claire. Pourquoi cette haine des scientologues contre la psychiatrie? Ma conviction: il existe un besoin profond de conflictualité entre religions. Je veux dire les scientologues s'imaginent probablement dans une sorte de conflit religieux en considérant que la psychiatrie serait une sorte de religion. C'est bizarre mais c'est ainsi!
    6) Quels sont les critères de la dangerosité en psychiatrie? Je dirais De visu et d'après la qualité du délire.
    7) Peut-on cacher le délire? Non il y a des signes discrets qu'un bon clinicien peut déceler.
    8) La question des médicaments dits "antipsychotiques". Je trouve que le terme procède d'un abus de langage.
    9) Le rôle d'internet. Moi, je le trouve positif. Des patients sont venus avec un catalogue d'autodiagnostic et un dialogue a pu s'élaborer à partir de ça.
    10) Quelles sont les différences entre neuropsychiatre, psychiatre, psychologue, psychanalyste? D'abord on ne verra jamais une expertise de tutelle faite par un psychologue ou un psychanalyste. Ensuite disons qu'un neuropsychiatre, un psychiatre et un neurologue sont des médecins. Pas les autres. Entre neuropsychiatre et psychiatre ce sont les années d'obtention des titres: avant 1967 ou après. Les psychanalystes peuvent être médecins psychiatres sou psychologues. Dans tous les cas leur fonction c'est le soin et donc généralement ils ne sont pas sollicités pour des expertises. Ils ne sont pas non plus candidats pour cela.
    11) On m'a posé la question du secret entre médecins. Le secret médical existe bien entendu entre médecins. Je veux parler de patients suivis en ville qui d'autre part consultent un médecin généraliste, un cardiologue ou un gynécologue. Théoriquement et pratiquement la discrétion est la même qu'avec la famille. Ceci ne contredit pas le fait que dans le milieu hospitalier il y ait un secret médical partagé. La levée du secret existe aussi dans les situations particulières que sont les procédures d'hospitalisation psychiatriques contraintes et des expertises médico-légales (qui d'ailleurs ne sont pas stricto sensu des consultations mais des opérations médico-légales).
    12) Qui dois-je saisir si la personne protégée veut une levée de tutelle? Un psychiatre ou un neurologue? On peut alors poser la question: qui a demandé la tutelle? Le juge des tutelles ou bien le procureur?


   

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Ludwig FINELTAIN
   

   Psychiatrist and Psychoanalyst
   PARIS (FRANCE)